mardi 13 novembre 2012

Composition

Un ami m’a demandé comment on pouvait comprendre et aimer une œuvre d’art. Je lui ai répondu qu’un coup de cœur devant une œuvre est souvent difficile à expliquer. C’est comme en amour, l’attirance est subjective.

Pour mieux concrétiser, je l’ai mis en face de sa propre expérience.

Lorsque tu visites un musée avec un copain, t’arrive-t-il qu’un tableau te force à t’arrêter alors que ton compagnon, lui, passe tout droit et est attiré par un autre? Pourtant toutes les œuvres exposées sont reconnues valables. Tu vois là comment la rencontre avec une œuvre d’art est personnelle.

Mais pour mieux la comprendre, demande-t-il ?

Une des façons est de tenter d’en comprendre la composition. Selon Maurice Denis, peintre et théoricien de l’art : « un tableau, c’est d’abord et avant tout, des formes, des lignes et des couleurs en un certain ordre assemblées ». Il affirmait ainsi qu’une peinture était une composition au même titre qu’une œuvre littéraire, théâtrale et musicale où une intention existe. Il nous est donc possible de l’analyser pour en approfondir le sens et nous permettre de la mieux comprendre.

Tu permets que je te dise comment je m’y prends? Devant un tableau qui m’attire, j’énumère mentalement tout ce que j’y vois et j’entre ainsi dans son organisation. J’y trouve l’élément principal et ceux qui servent à le renforcer. Souvent cet exercice m’amène à découvrir l’intention de l’auteur et me révèle pourquoi j’aime l’œuvre.

Et la perspective ?

Laisse-moi te raconter une anecdote. Lorsque je travaillais à la murale du Krieghoff en 2003, mon petit-neveu Hugo passa me voir à l’œuvre. Dès qu’il vit la composition en perspective sur la murale il me déclara tout de go : « Tu fais un tableau en trois D, ma tante ? » Je n’en revenais pas. Du haut de ses 10 ans le petit homme avait saisi la troisième dimension.

En fait, la perspective linéaire est un moyen technique pour nous amener en profondeur. On doit aux maîtres de la Renaissance cette construction visuelle où vers un point de fuite les lignes tendent à se rejoindre au loin.

On peut aussi donner une illusion de profondeur par la perspective aérienne, laquelle s’obtient dans un paysage en diminuant progressivement la précision des choses comme la nature nous le montre lorsqu’on regarde au loin.

On oublie souvent une autre perspective très importante à mes yeux : la perspective spirituelle. On la trouve dans l’attitude et le regard des personnages. Cette dimension m’est très chère, car une grande partie de mes travaux a cherché à la rendre. Mon grand défi était de rendre expressif le regard (ce miroir de l’âme) de mes personnages.

Grand merci à cet ami pour sa question qui a ravivé en moi le souvenir de cinquante années de travail artistique durant lesquelles j’ai tenté avec de la matière de « rendre visible l’invisible »*. ________

* Citation de Paul Klee

mardi 6 novembre 2012

Miracle ?


E
n juin 1997, nous déménagions à Québec.

Les plans de l’appartement prévoyaient un vitrail au plafond de la cuisine. Nos recherches d’un artiste pour le faire nous ont conduits au café d’Orsay où nous avons pu admirer des œuvres de Daniel Dalpé. Ses vitraux originaux resplendissant de couleurs nous ont séduits. C’est à ce maitre-verrier que nous allions demander de créer le vitrail.

Dès la première rencontre la chimie s’opère entre nous. Nous l’invitons à venir à la maison pour voir et mesurer l’emplacement réservé pour l’œuvre.

En franchissant la porte de notre appartement il remarque le grand tableau dans l’entrée (Concerto) et me demande qui en est l’auteur. C’est là qu’il apprend que je suis peintre et sculpteur. Il jette aussi un regard furtif sur d’autres de mes tableaux accrochés aux murs. L’emplacement prévu pour le vitrail l’inspire. Il y voit déjà un ciel à travers des éléments végétaux. Son enthousiasme de créateur est prometteur. À notre grand contentement, il accepte de réaliser le vitrail.

Son langage n’a rien d’usuel. Ainsi au moment de signer le contrat, il demande de lui verser des « arrhes », un mot qui ne faisait pas encore partie de mon vocabulaire, mais que Claude, habitué au langage légal, comprend. Nous lui versons l’acompte qu’il demande. La rencontre se termine par la fixation de la date de livraison. « Ce sera autour de la fête de l’Assomption de la vierge. »

Le 15 août passe sans nouvelles de monsieur Dalpé. Je risque un appel téléphonique. Il a eu des ennuis de santé qui l’ont forcé au repos, mais il espère se remettre bientôt au travail et terminer notre vitrail « avant la fête de l’Immaculée conception ». Ces références mariales m’étonnent.

Le 8 décembre passe. Toujours pas de nouvelle de notre artiste-verrier. L’inquiétude s’installe. Encore un coup de fil à monsieur Dalpé. Cette fois il promet que notre vitrail sera installé « avant la Nativité ».

Promesse tenue. Une semaine avant Noël, il arrive accompagné de son frère et d’un ami, lesquels manipulent précautionneusement l’œuvre sous ses directives. Le maître a le dos courbé et marche péniblement à l’aide d’une canne vers l’endroit où est destiné le vitrail.

Je retiens mon souffle, car je sais que la manutention d’un vitrail est fragile, d’autant plus que les dimensions de celui-ci sont imposantes. Notre verrier me rassure en me montrant en son centre arrière la « barlotière » qui le solidifie.

Juchés sur l’ilot central de la cuisine, les hommes déposent tout doucement le vitrail tant désiré à l’intérieur du cadre prévu sous les néons dissimulés dans le plafond.

Moment crucial, le dévoilement de l’œuvre : deux hirondelles volent sous un ciel bleu opale que laissent filtrer les branches d’un cerisier aux fruits vermeils. Nous nous extasions. Magnifique!

« Il faut célébrer l’événement », dit Claude qui s’empresse d’ouvrir une bouteille de vin. Nous levons nos verres à la santé de Daniel Dalpé, le maître-verrier qui a su créer une œuvre répondant à notre attente.

Rassuré et heureux de notre réaction, il nous confie qu’il avait vécu un stress inhabituel durant la réalisation du vitrail. « Je me demandais si mon travail serait apprécié par ma cliente artiste. » Notre réponse lui fut si bienfaisante que du coup son dos s’est redressé. S’il s’agit d’un miracle faut-il l’attribuer à sa Vierge de prédilection?

lundi 15 octobre 2012

Leurre

Ce matin-là nous proposions à Claude et Michel, nos visiteurs bretons, une promenade au cap Tourmente pour observer les oies blanches en pose migratoire. L’automne resplendissait de couleurs sous un chaud soleil. C’était la journée idéale pour une ballade à la découverte du spectacle ornithologique saisonnier.

L’oie blanche habite l’été en Arctique canadien et passe l’hiver sur les côtes américaines. Pour rejoindre les zones humides où elle hiverne elle fait une escale gourmande dans des zones protégées établies le long du fleuve Saint-Laurent dont la Réserve nationale de la faune du cap Tourmente. Les médias québécois annoncent leur arrivée spectaculaire tant attendue.

Nous consultons en route des brochures décrivant les habitudes de ces oiseaux migrateurs. Le nombre de ces grands oiseaux blancs qui se déploient en ces lieux chaque automne est impressionnant. Le spectacle devrait être féérique. Notre fébrilité augmente au fur et à mesure que nous approchons. Arrivés à l’entrée du parc, nous descendons de la voiture et empruntons le sentier balisé vers le site. Une pancarte recommande d’y monter en silence pour ne pas effrayer les oies. Au loin nous voyons à flan de coteau quelques taches blanches prometteuses. Les oies sont au rendez-vous!

Nous montons en file indienne le sentier pierreux en prenant bien soin de ne pas faire rouler de cailloux. Une pose en cours d’escalade dans l’attente de percevoir déjà le caquètement des oies. Rien. Reprise de la montée jusqu’au sommet. Stupéfaction: aucune oie! Les taches blanches vues d’en bas ne sont que des leurres placés là pour attirer les migrantes. Nous avons été les premiers leurrés.

Il a fallu en rire et en déduire que nous précédions de quelques heures l’arrivée spectaculaire des oies blanches au cap Tourmente.

Nous avons alors évoqué cet autre rendez-vous manqué l’année précédente avec nos amis dans le Finistère où nous n’avions pu voir la Pointe du Raz complètement cachée derrière un épais brouillard.

Comme nous en Bretagne, nos amis bretons durent acheter une carte postale pour compléter l’album de leur voyage.

vendredi 5 octobre 2012

Mes premières lectures

J’ai commencé à lire couramment à l’âge de cinq ans grâce à mes sœurs aînées. J’étais fière de pouvoir défricher les mots et d’en comprendre le sens.

Je me souviens que, trop petite pour atteindre le livre convoité, je demandai un jour à ma grande sœur Germaine, responsable de la bibliothèque familiale, d’extirper pour moi le plus gros volume de l’étagère du haut : Les fables de La Fontaine.

Surprise de mon choix, elle le déposa sur la table en me recommandant d’en prendre bien soin. Le livre était précieux dans la famille. Il était recouvert de cuir rouge et à tranche dorée. Il avait été offert à mon grand-père par son ami Paul-Augustin Normand, armateur français venu refaire sa santé au Lac Saint-Jean au début du vingtième siècle. Après son retour au Havre, Monsieur Normand avait envoyé à mon grand-père ce trésor avec deux autres volumes aussi imposants : Le livre de Renard et La chanson de Roland. Je dus me mettre à genoux sur la chaise pour lire le texte et observer les images éloquentes de Gustave Doré.

La fable du Renard et de la Cigogne m’avait frappée par les illustrations des récipients incompatibles à la morphologie des personnages. L’un et l’autre à tour de rôle s’invitent à dîner. Chez le Renard, le repas servi en une assiette, la cigogne au long bec n’en put attraper miette; chez la Cigogne, le repas servi en un vase long col, le bec de la cigogne y pouvait bien passer, mais le museau du sire était autre mesure. Il lui fallut à jeun retourner au logis.

Du langage des animaux de La Fontaine, je passai à celui des humains avec Perrault et ses contes fabuleux, tandis que la comtesse de Ségur m’amena chez les Petites filles modèles et les Malheurs de Sophie. Univers bourgeois bien loin du mien, mais je m’y retrouvais dans l’esprit ludique des filles de mon âge.

Mes grandes sœurs se passaient les Brigitte et les Élisabeth de Berthe Bernage, longues sagas du monde des jeunes filles de bonne famille. La curiosité me prit de les découvrir à mon tour et d’échanger avec elles mes impressions de lectures. Benjamine d’une famille de huit filles, on m’appelait souvent « Mademoiselle moi aussi ». Pour preuve, quand à l’âge de quinze ans ma sœur Gilberte serra sa poupée, je serrai la mienne. J’avais dix ans. Mon mimétisme se prolongea dans mon adolescence.

Tout comme mes grandes sœurs j’ai dévoré avec passion Ces dames aux chapeaux verts de Germaine Acrement, roman drôle et tendre qui raconte l’histoire d’Arlette, une jeune parisienne. À la mort de son père, elle va habiter chez ses quatre cousines, vieilles filles notoires, dans une petite ville près du Pas-de-Calais. Le climat de la maison n’est pas des plus gais. Elle trouve par hasard le journal de l’ainée, la rigide Telcide, et découvre que celle-ci a eu autrefois un amour secret du nom de Hyacinthe. Après de multiples recherches, Arlette retrouve le fameux amoureux qui est toujours célibataire. Comme toutes les bonnes histoires, ces retrouvailles ont l’effet d’attendrir la revêche Telcide et de créer une atmosphère contagieuse de bonheur dans la maison. Une phrase me revient en mémoire. (Ce n’est pas la meilleure, mais elle avait conforté mes complexes de l’époque). La prétendante gênée par son physique ingrat s’entend répondre par son amoureux : « On est plus près de cœur quand la poitrine est plate... »

En 1944, une trilogie (Adagio, Allégro, Andante) révélait au Québec celui qui allait devenir un géant littéraire : Félix Leclerc. Ses fables faisaient parler des animaux d’ici dans des décors qui nous étaient familiers. Je m’y retrouvais tout comme dans Pieds nus dans l’aube où Félix racontait ses souvenirs d’enfance heureuse.

L’intérêt pour les classiques vint plus tard, lors des mes études à l’École Normale de Nicolet grâce à sœur Sainte-Anne d’Auray. Cette religieuse de la communauté des Sœurs de l’Assomption me révéla la beauté des grands textes. Cette pédagogue passionnée de littérature donnait vie aux personnages de Corneille, de Racine et de Molière et admirait Claudel. Pour Rostand, elle devenait intarissable. Je me souviens comment avec l’Aiglon, mais surtout avec Cyrano, elle sut faire vibrer les cordes sensibles de la jeune Roxane de quinze ans que j’étais.

Aujourd’hui je peux dire que c’est à travers ces premières lectures que j’ai appréhendé la complexité du monde, où malgré la diversité des peuples et des modes de vie, un dénominateur commun demeure : la quête du bonheur.