mardi 20 mars 2012

Des souvenirs et des chapelets

Ma curiosité d’entendre mon grand-père raconter ses exploits me poussait à lui tenir souvent compagnie en cet été de mes 12 ans. Je saisissais toutes les occasions pour le rejoindre dans ses marches ou encore dans la chapelle familiale où il se tenait souvent, au risque de subir la corvée de réciter un chapelet avec lui.(1)

Je le ramène un jour à son voyage de 1921 en Europe. Il aimait en parler. Il sentait aussi mon intérêt illimité à ce propos.

Je suis embarqué à Québec sur le transatlantique « Canada ». Je partageais une cabine avec mon ami Sixte Bouchard (2) de Métabetchouan. La traversée fut houleuse. Nous sommes débarqués à Liverpool d’où un train nous amena à Londres. Je n’avais jamais vu une si grande ville.

Qu’est-ce que vous avez fait à Londres ?

Nous avons vu la Tamise, visité le Parlement, le palais de Buckingham, l’abbaye de Westminster, une ancienne église catholique devenue protestante à cause du roi Henri VIII qui a changé de religion parce que le pape lui avait refusé l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon.

Est-ce lui qu’on a surnommé « Barbe bleue » ?

Oui, à cause de sa cruauté envers ses femmes. Sans cœur, il fit décapiter Catherine et plusieurs autres dans la cour de la Tour de Londres. Des atrocités! J’ai vu les lieux où ça s’est passé, ma p’tite fille.

Après Londres où êtes-vous allé ?

En France que nous avons traversée de bord en bord.

En évoquant la France ses yeux s’embrouillent tant il est ému.

La France est le plus beau pays du monde et les français sont d’une amabilité sans pareille. Ils ont du cœur et du bon sens. Ils sont très connaissants et reconnaissants de ce que nous avons fait pour eux pendant la guerre de 1914-1918.

Parlez-moi de la France.

D’abord Paris. Nous l’avons parcouru en auto et à pied. Il y a grand nombre de jolis ponts sur la Seine. Nous avons visité des églises, des musées, des monuments. J’ai vu dans cette ville plus de monde qu’il y a de maringouins à Koushpegan. Les femmes sont très élégantes. Ensuite ce fut Reims où nous avons vu en passant les ruines de la guerre, Tours, Bordeaux, Pau, Lourdes, Carcassonne, Nîmes, Marseille, Cannes, Nice, Monaco.

Vous avez dû bien manger en France ?

Oui c’est certain. La table en France est moins chargée de viande que chez nous. Il y a plus de légumes et de fruits. Pas de lait, pas de thé, mais du vin en quantité.

Qu’est-ce qui vient après Monaco ?

L’Italie. Mais on en reparlera une autre fois car je dois réciter mes chapelets. Pendant que tu es là pourquoi tu n’en dirais pas un avec moi ? Ça m’avancerait.(1)

* * *


Lors d’une autre promenade je reviens sur son grand voyage.

Grand-père parlez-moi de l’Italie.

Ce pays est plein de merveilles aussi, mais c’est différent de la France. J’ai vu à Gêne la maison natale de Christophe Colomb. À Rome nous avons eu le privilège d’avoir une audience privée avec le pape Benoit XV. Le prélat qui m’a présenté a mentionné au pape que j’avais deux fils prêtres, deux en devenir et une fille religieuse. Il m’a remis la bénédiction toute particulière que tu vois accrochée dans ma chambre.

Je sais pour avoir feuilleté les documents qu’il avait rapportés de son voyage qu’il avait été très impressionné par les œuvres de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine et par son Moïse dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens. J’ai toujours trouvé que ce Moïse ressemblait à Grand-père par sa stature et sa puissance.

Après Rome le train nous a menés à Naples, Pompéi, Capri, Assise, Florence, Venise, Milan.

Qu’est-ce qui reste de Pompéi ?

Des ruines qu’on a dégagées des cendres du Vésuve. C’est terriblement triste à voir. Pompéi n’était pas seulement une ville d’agrément mais aussi de débauche. Tout y est représenté en flagrant délit : hommes et bêtes s’amusent ensemble, femmes nues dans des poses déshonorantes. En voyant ces choses l’on constate combien le peuple était rendu à la dernière limite de la corruption et des mauvaises mœurs. Rien d’étonnant que le bon Dieu ait détruit cette cité d’une façon si terrible.

(Grand-père ne se gênait pas pour donner son appréciation morale.)

Après Milan ?

Nous sommes revenus en France après avoir passé par Genève. C’est la ville du tout puissant Calvin, le père des calvinistes ou protestants de langue française. Cette ville est d’une propreté et d’un décorum admirable. J’ai acheté des souvenirs pour tous les miens et six montres suisses pour mes six garçons.

Y-a-t-il d’autres villes que vous avez visitées en France ?

Le voyage tirait à sa fin. Nous avons vu Lyon en compagnie du maire qui nous a fait lui-même visiter sa ville qui compte 800 000 âmes. J’ai rapporté un petit livre de la cathédrale avec son horloge comme il n’en existe pas ailleurs dans le monde. La ville de Lyon est plus ancienne que Paris. Savais-tu qu’elle avait été la capitale de la France pendant 400 ans, au temps où les romains étaient maîtres du monde ?

Puis, vous retournez embarquer à Liverpool ?

Avant ça, ma p’tite fille, pendant que mes compagnons retournent à Paris, moi, je me rends au Havre visiter un ami de longue date, Paul-Augustin Normand. J’en ai souvent parlé de ce personnage. Tu te souviens, c’est le fils d’un armateur français qui était venu se refaire une santé chez-nous après une longue maladie. Son père lui avait acheté plusieurs lots à Péribonka et m’avait engagé comme gérant. Paul-Augustin était devenu presqu’un frère pour moi.

Je me rends d’abord aux Entreprises Normand et m’informe si je peux voir M. Paul-Augustin Normand. C’est son frère qui me reçoit et me reconnaît tout de suite. Il m’accueille avec grande affabilité et m’apprend que son frère est très malade, mais qu’il sera heureux de me revoir. Il me prie de congédier ma voiture et met à ma disposition son auto et son chauffeur privé. À dix heures je m’amène chez M. Paul-Augustin Normand. Sa femme m’attend à la porte, on l’avait prévenue. Elle me conduit à la chambre du malade. En me voyant, il se jette dans mes bras en pleurant, me serre longuement sur lui en répétant : « Moi qui ai tant désiré vous revoir et qui ne pouvais me rendre chez vous! C’est vous qui venez! Que je suis content ! » Malgré sa faiblesse il se lève et me fait visiter sa maison, son jardin. « J’ai été assez malade, me confie-t-il, mais pour vous, je n’aurais qu’une minute à vivre et je vous l’accorderais tant je suis heureux de vous voir ». Il m’invite à dîner, mais je refuse, car je sais que son état est fragile.

Là, Grand-père ne peut retenir ses larmes. Je lui laisse en silence le temps de se remettre. Il reprend son récit.

Ce petit voyage au Havre où nous avons pu nous dire adieu reste un de mes plus beaux et plus touchants souvenirs.

Avez-vous rejoint le groupe à Paris ?

Oui, j’ai repris le jour même le train pour Paris. Le lendemain chacun est libre d’employer son temps à sa manière. Je suis retourné à Notre-Dame afin de prier pour mon ami Paul-Auguste. Puis j’ai flâné le long de la Seine et un peu partout. Je ne me lassais pas d’entendre parler le beau français de France.

Sais-tu que là-bas, une prostituée parle aussi bien qu’une maîtresse d’école?

Comment ça ?

— Laisse-moi te raconter :

Je marchais dans la rue quand je me fais accoster par une fille qui m’invite à monter chez elle.

Non merci mademoiselle, j’ai une femme à la maison.

Ah, si je comprends bien, monsieur est comme une allumette. Il ne prend que sur sa boîte …

Le lendemain, nous quittions Paris pour Bruxelles et Ostende où nous prenions le traversier qui nous menait à Douvres en Angleterre. De là Londres et Liverpool où nous embarquions sur le « Mégantic » pour Québec. Notre voyage avait duré deux mois.


Après ce long récit Grand-père ne perd pas le nord.

Veux-tu, ma p’tite-fille, réciter un chapelet avec moi? Ça me permettrait de rattraper mon retard...


(1) Grand-père avait fait la promesse de réciter dix chapelets par jour. Astucieux, il comptabilisait à son crédit les chapelets que d’autres récitaient avec lui.
(2) Grand-père de Lucien Bouchard, ancien Premier ministre du Québec

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