mardi 20 mars 2012

Les jumelles de Grand-père

Sur ses vieux jours Grand-père aimait surveiller les travaux des champs. Il s’assoyait sur la galerie avec les jumelles qu’il avait achetées à bord du paquebot lors de son voyage en Europe en 1921 et suivait les activités durant des heures. Il m’appelait parfois à la rescousse.

Tu as de bons yeux, dis-moi qui conduit la faucheuse là ? Est-ce ton père ou Charles-Eugène ?

Je le renseignais de mon mieux et restais près de lui car j’anticipais ses confidences.

Au-delà des lentilles ce sont des souvenirs lointains qu’il voyait et racontait à mon intention et pour son plaisir. Il savait si bien dire. Ses récits pleins d’anecdotes et de détails savoureux m’impressionnaient. Une question de ma part et il devenait intarissable.

Grand-père, avant votre fameux voyage en Europe aviez-vous voyagé ?

Bien sûr que oui, ma p’tite-fille. Quand j’ai fait mon premier déplacement à l’étranger, j’avais 22 ans. C’était dans le but de ramasser de l’argent pour m’acheter au retour une terre et fonder une famille. En fait, j’ai passé d’abord cinq ans au nord des États-Unis à effectuer des travaux forestiers. Je me suis révélé capable de diriger des hommes. Un entrepreneur à la construction du chemin de fer transcontinental canadien l’a remarqué et m’a invité à venir conduire une équipe de travailleurs dans les Rocheuses canadiennes. Avant de le suivre je suis revenu à la maison pour régler des affaires.

Êtes-vous allé finalement travailler dans les Rocheuses ?

Après un an ici, je suis reparti pour l’ouest canadien où j’ai été bien accueilli par cet entrepreneur. Il me confia la tâche de bâtir des « snow sheds », ces abris contre les avalanches au dessus de la voie ferrée. Les hommes que je dirigeais n’étaient pas des enfants de chœur, mais je me suis toujours fait respecter.

J’ai appris longtemps plus tard que Grand-père avait passé quatre ans dans l’ouest. En 1887, il revenait avec une petite fortune. On le payait plus souvent en or qu’en papier-monnaie. On m’a raconté que lors de son retour il portait sous ses vêtements dans une ceinture de cuir deux livres et demie d’or non monnayé. Il reprit à Kouchepegane la gouverne de sa terre libre d’hypothèque. Il se maria à Ariane Ouellet, une femme exquise et instruite, fille ainée d’Elzéar Ouellet, premier instituteur du Lac Saint-Jean. Ils eurent six enfant et en adoptèrent une septième. Mon père Raoul est le troisième de la famille.

Un jour, lors d’une de ces conversations que j’aimais tant partager avec mon aïeul, je lui demandai :

Est-ce vrai, Grand-père, que la résidence du lieutenant-gouverneur à Spencer Wood(1) à Québec a été construite avec du bois d’orme de Kouchepegane ?

Pas toute la bâtisse, mais la structure qui nécessitait des pièces de bois de grande taille. Nos ormes étaient renommés pour leur qualité.

Comment alliez-vous porter ce bois si loin ?

Par le chemin de fer. Le train ne se rendait pas encore à Métabetchouan à l’époque. La gare la plus proche était à Chambord. On l’a fait flotter sur le lac jusque là puis envoyer par train à Québec. C’était en 1888. Le chemin de fer entre Roberval et Québec venait tout juste d’être terminé.

J’aimais ces conversations avec Grand-père. J’avais entre 12 et 15 ans. Par ses yeux je découvrais le monde.

Précieuses jumelles! Je les conserve toujours car Grand-père me les a léguées en héritage. Cet objet me parle de lui, de son cheminement qu’il savait si bien me faire voir à travers les lentilles de sa mémoire.

(1) Devenu par la suite Bois de Coulonge

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire