mardi 13 novembre 2012

Composition

Un ami m’a demandé comment on pouvait comprendre et aimer une œuvre d’art. Je lui ai répondu qu’un coup de cœur devant une œuvre est souvent difficile à expliquer. C’est comme en amour, l’attirance est subjective.

Pour mieux concrétiser, je l’ai mis en face de sa propre expérience.

Lorsque tu visites un musée avec un copain, t’arrive-t-il qu’un tableau te force à t’arrêter alors que ton compagnon, lui, passe tout droit et est attiré par un autre? Pourtant toutes les œuvres exposées sont reconnues valables. Tu vois là comment la rencontre avec une œuvre d’art est personnelle.

Mais pour mieux la comprendre, demande-t-il ?

Une des façons est de tenter d’en comprendre la composition. Selon Maurice Denis, peintre et théoricien de l’art : « un tableau, c’est d’abord et avant tout, des formes, des lignes et des couleurs en un certain ordre assemblées ». Il affirmait ainsi qu’une peinture était une composition au même titre qu’une œuvre littéraire, théâtrale et musicale où une intention existe. Il nous est donc possible de l’analyser pour en approfondir le sens et nous permettre de la mieux comprendre.

Tu permets que je te dise comment je m’y prends? Devant un tableau qui m’attire, j’énumère mentalement tout ce que j’y vois et j’entre ainsi dans son organisation. J’y trouve l’élément principal et ceux qui servent à le renforcer. Souvent cet exercice m’amène à découvrir l’intention de l’auteur et me révèle pourquoi j’aime l’œuvre.

Et la perspective ?

Laisse-moi te raconter une anecdote. Lorsque je travaillais à la murale du Krieghoff en 2003, mon petit-neveu Hugo passa me voir à l’œuvre. Dès qu’il vit la composition en perspective sur la murale il me déclara tout de go : « Tu fais un tableau en trois D, ma tante ? » Je n’en revenais pas. Du haut de ses 10 ans le petit homme avait saisi la troisième dimension.

En fait, la perspective linéaire est un moyen technique pour nous amener en profondeur. On doit aux maîtres de la Renaissance cette construction visuelle où vers un point de fuite les lignes tendent à se rejoindre au loin.

On peut aussi donner une illusion de profondeur par la perspective aérienne, laquelle s’obtient dans un paysage en diminuant progressivement la précision des choses comme la nature nous le montre lorsqu’on regarde au loin.

On oublie souvent une autre perspective très importante à mes yeux : la perspective spirituelle. On la trouve dans l’attitude et le regard des personnages. Cette dimension m’est très chère, car une grande partie de mes travaux a cherché à la rendre. Mon grand défi était de rendre expressif le regard (ce miroir de l’âme) de mes personnages.

Grand merci à cet ami pour sa question qui a ravivé en moi le souvenir de cinquante années de travail artistique durant lesquelles j’ai tenté avec de la matière de « rendre visible l’invisible »*. ________

* Citation de Paul Klee

mardi 6 novembre 2012

Miracle ?


E
n juin 1997, nous déménagions à Québec.

Les plans de l’appartement prévoyaient un vitrail au plafond de la cuisine. Nos recherches d’un artiste pour le faire nous ont conduits au café d’Orsay où nous avons pu admirer des œuvres de Daniel Dalpé. Ses vitraux originaux resplendissant de couleurs nous ont séduits. C’est à ce maitre-verrier que nous allions demander de créer le vitrail.

Dès la première rencontre la chimie s’opère entre nous. Nous l’invitons à venir à la maison pour voir et mesurer l’emplacement réservé pour l’œuvre.

En franchissant la porte de notre appartement il remarque le grand tableau dans l’entrée (Concerto) et me demande qui en est l’auteur. C’est là qu’il apprend que je suis peintre et sculpteur. Il jette aussi un regard furtif sur d’autres de mes tableaux accrochés aux murs. L’emplacement prévu pour le vitrail l’inspire. Il y voit déjà un ciel à travers des éléments végétaux. Son enthousiasme de créateur est prometteur. À notre grand contentement, il accepte de réaliser le vitrail.

Son langage n’a rien d’usuel. Ainsi au moment de signer le contrat, il demande de lui verser des « arrhes », un mot qui ne faisait pas encore partie de mon vocabulaire, mais que Claude, habitué au langage légal, comprend. Nous lui versons l’acompte qu’il demande. La rencontre se termine par la fixation de la date de livraison. « Ce sera autour de la fête de l’Assomption de la vierge. »

Le 15 août passe sans nouvelles de monsieur Dalpé. Je risque un appel téléphonique. Il a eu des ennuis de santé qui l’ont forcé au repos, mais il espère se remettre bientôt au travail et terminer notre vitrail « avant la fête de l’Immaculée conception ». Ces références mariales m’étonnent.

Le 8 décembre passe. Toujours pas de nouvelle de notre artiste-verrier. L’inquiétude s’installe. Encore un coup de fil à monsieur Dalpé. Cette fois il promet que notre vitrail sera installé « avant la Nativité ».

Promesse tenue. Une semaine avant Noël, il arrive accompagné de son frère et d’un ami, lesquels manipulent précautionneusement l’œuvre sous ses directives. Le maître a le dos courbé et marche péniblement à l’aide d’une canne vers l’endroit où est destiné le vitrail.

Je retiens mon souffle, car je sais que la manutention d’un vitrail est fragile, d’autant plus que les dimensions de celui-ci sont imposantes. Notre verrier me rassure en me montrant en son centre arrière la « barlotière » qui le solidifie.

Juchés sur l’ilot central de la cuisine, les hommes déposent tout doucement le vitrail tant désiré à l’intérieur du cadre prévu sous les néons dissimulés dans le plafond.

Moment crucial, le dévoilement de l’œuvre : deux hirondelles volent sous un ciel bleu opale que laissent filtrer les branches d’un cerisier aux fruits vermeils. Nous nous extasions. Magnifique!

« Il faut célébrer l’événement », dit Claude qui s’empresse d’ouvrir une bouteille de vin. Nous levons nos verres à la santé de Daniel Dalpé, le maître-verrier qui a su créer une œuvre répondant à notre attente.

Rassuré et heureux de notre réaction, il nous confie qu’il avait vécu un stress inhabituel durant la réalisation du vitrail. « Je me demandais si mon travail serait apprécié par ma cliente artiste. » Notre réponse lui fut si bienfaisante que du coup son dos s’est redressé. S’il s’agit d’un miracle faut-il l’attribuer à sa Vierge de prédilection?

lundi 15 octobre 2012

Leurre

Ce matin-là nous proposions à Claude et Michel, nos visiteurs bretons, une promenade au cap Tourmente pour observer les oies blanches en pose migratoire. L’automne resplendissait de couleurs sous un chaud soleil. C’était la journée idéale pour une ballade à la découverte du spectacle ornithologique saisonnier.

L’oie blanche habite l’été en Arctique canadien et passe l’hiver sur les côtes américaines. Pour rejoindre les zones humides où elle hiverne elle fait une escale gourmande dans des zones protégées établies le long du fleuve Saint-Laurent dont la Réserve nationale de la faune du cap Tourmente. Les médias québécois annoncent leur arrivée spectaculaire tant attendue.

Nous consultons en route des brochures décrivant les habitudes de ces oiseaux migrateurs. Le nombre de ces grands oiseaux blancs qui se déploient en ces lieux chaque automne est impressionnant. Le spectacle devrait être féérique. Notre fébrilité augmente au fur et à mesure que nous approchons. Arrivés à l’entrée du parc, nous descendons de la voiture et empruntons le sentier balisé vers le site. Une pancarte recommande d’y monter en silence pour ne pas effrayer les oies. Au loin nous voyons à flan de coteau quelques taches blanches prometteuses. Les oies sont au rendez-vous!

Nous montons en file indienne le sentier pierreux en prenant bien soin de ne pas faire rouler de cailloux. Une pose en cours d’escalade dans l’attente de percevoir déjà le caquètement des oies. Rien. Reprise de la montée jusqu’au sommet. Stupéfaction: aucune oie! Les taches blanches vues d’en bas ne sont que des leurres placés là pour attirer les migrantes. Nous avons été les premiers leurrés.

Il a fallu en rire et en déduire que nous précédions de quelques heures l’arrivée spectaculaire des oies blanches au cap Tourmente.

Nous avons alors évoqué cet autre rendez-vous manqué l’année précédente avec nos amis dans le Finistère où nous n’avions pu voir la Pointe du Raz complètement cachée derrière un épais brouillard.

Comme nous en Bretagne, nos amis bretons durent acheter une carte postale pour compléter l’album de leur voyage.

vendredi 5 octobre 2012

Mes premières lectures

J’ai commencé à lire couramment à l’âge de cinq ans grâce à mes sœurs aînées. J’étais fière de pouvoir défricher les mots et d’en comprendre le sens.

Je me souviens que, trop petite pour atteindre le livre convoité, je demandai un jour à ma grande sœur Germaine, responsable de la bibliothèque familiale, d’extirper pour moi le plus gros volume de l’étagère du haut : Les fables de La Fontaine.

Surprise de mon choix, elle le déposa sur la table en me recommandant d’en prendre bien soin. Le livre était précieux dans la famille. Il était recouvert de cuir rouge et à tranche dorée. Il avait été offert à mon grand-père par son ami Paul-Augustin Normand, armateur français venu refaire sa santé au Lac Saint-Jean au début du vingtième siècle. Après son retour au Havre, Monsieur Normand avait envoyé à mon grand-père ce trésor avec deux autres volumes aussi imposants : Le livre de Renard et La chanson de Roland. Je dus me mettre à genoux sur la chaise pour lire le texte et observer les images éloquentes de Gustave Doré.

La fable du Renard et de la Cigogne m’avait frappée par les illustrations des récipients incompatibles à la morphologie des personnages. L’un et l’autre à tour de rôle s’invitent à dîner. Chez le Renard, le repas servi en une assiette, la cigogne au long bec n’en put attraper miette; chez la Cigogne, le repas servi en un vase long col, le bec de la cigogne y pouvait bien passer, mais le museau du sire était autre mesure. Il lui fallut à jeun retourner au logis.

Du langage des animaux de La Fontaine, je passai à celui des humains avec Perrault et ses contes fabuleux, tandis que la comtesse de Ségur m’amena chez les Petites filles modèles et les Malheurs de Sophie. Univers bourgeois bien loin du mien, mais je m’y retrouvais dans l’esprit ludique des filles de mon âge.

Mes grandes sœurs se passaient les Brigitte et les Élisabeth de Berthe Bernage, longues sagas du monde des jeunes filles de bonne famille. La curiosité me prit de les découvrir à mon tour et d’échanger avec elles mes impressions de lectures. Benjamine d’une famille de huit filles, on m’appelait souvent « Mademoiselle moi aussi ». Pour preuve, quand à l’âge de quinze ans ma sœur Gilberte serra sa poupée, je serrai la mienne. J’avais dix ans. Mon mimétisme se prolongea dans mon adolescence.

Tout comme mes grandes sœurs j’ai dévoré avec passion Ces dames aux chapeaux verts de Germaine Acrement, roman drôle et tendre qui raconte l’histoire d’Arlette, une jeune parisienne. À la mort de son père, elle va habiter chez ses quatre cousines, vieilles filles notoires, dans une petite ville près du Pas-de-Calais. Le climat de la maison n’est pas des plus gais. Elle trouve par hasard le journal de l’ainée, la rigide Telcide, et découvre que celle-ci a eu autrefois un amour secret du nom de Hyacinthe. Après de multiples recherches, Arlette retrouve le fameux amoureux qui est toujours célibataire. Comme toutes les bonnes histoires, ces retrouvailles ont l’effet d’attendrir la revêche Telcide et de créer une atmosphère contagieuse de bonheur dans la maison. Une phrase me revient en mémoire. (Ce n’est pas la meilleure, mais elle avait conforté mes complexes de l’époque). La prétendante gênée par son physique ingrat s’entend répondre par son amoureux : « On est plus près de cœur quand la poitrine est plate... »

En 1944, une trilogie (Adagio, Allégro, Andante) révélait au Québec celui qui allait devenir un géant littéraire : Félix Leclerc. Ses fables faisaient parler des animaux d’ici dans des décors qui nous étaient familiers. Je m’y retrouvais tout comme dans Pieds nus dans l’aube où Félix racontait ses souvenirs d’enfance heureuse.

L’intérêt pour les classiques vint plus tard, lors des mes études à l’École Normale de Nicolet grâce à sœur Sainte-Anne d’Auray. Cette religieuse de la communauté des Sœurs de l’Assomption me révéla la beauté des grands textes. Cette pédagogue passionnée de littérature donnait vie aux personnages de Corneille, de Racine et de Molière et admirait Claudel. Pour Rostand, elle devenait intarissable. Je me souviens comment avec l’Aiglon, mais surtout avec Cyrano, elle sut faire vibrer les cordes sensibles de la jeune Roxane de quinze ans que j’étais.

Aujourd’hui je peux dire que c’est à travers ces premières lectures que j’ai appréhendé la complexité du monde, où malgré la diversité des peuples et des modes de vie, un dénominateur commun demeure : la quête du bonheur.

mercredi 5 septembre 2012

Les arrivants du 15 juillet 1962

En ce début de juillet 2012, un courriel de Louise me fait part de son intention de souligner avec nous le cinquantième anniversaire de l’arrivée d’André en terre québécoise.

Comme vous êtes le premier couple ami des Ségal au pays, j’ai pensé faire une fête toute simple à quatre sur les lieux de leur débarquement.

C’est à l’anse au Foulon que la famille Ségal est descendue de l’Homeric le 15 juillet 1962. Or la gare maritime de l’époque est présentement en déconstruction. Le chantier est clôturé et surveillé par des gardiens. Pas facile d’y faire une fête.

Louise m’amène en voiture explorer les lieux. Nous décidons que le stationnement qui jouxte la clôture devrait faire l’affaire. C’est l’endroit accessible le plus proche de la gare. Je suis sûre que c’est ici qu’André aimerait venir.

Il faudrait lui trouver une pierre, continue-t-elle, car elle sait pertinemment que son époux, historien et sentimental, aimerait conserver un artefact cueilli sur les lieux de son arrivée.

Des pierres provenant de la démolition de la gare jonchent le sol derrière la clôture. Serais-tu bonne pour en prendre une?

Rapidement je descends, allonge le bras sous la palissade et extirpe six pierres de différentes tailles que je remets à Louise en disant qu’il y en a une pour représenter chaque membre de la famille Ségal. Idée approuvée illico par ma complice.

Reste à trouver une base pour déposer le groupe sculptural. La falaise qui borde le boulevard Champlain abonde de plaques de schiste. Demi-tour et stop. Louise y repère une plaque en forme de navire. C’est le réceptacle désiré. Tout excitées nous rentrons à la maison afin de réaliser cette sculpture symbolique des Arrivants du 15 juillet 1962.

Louise expose à Claude son plan de la surprise qu’elle a concoctée pour André :

- Visite avec André à La Souvenance où repose Monique,

- Détour vers la vieille gare de l’anse au Foulon où, par hasard… nous serions là avec le champagne.

- Dîner à quatre au Café du monde, face au fleuve.

Claude trouve que ce lieu se prête difficilement au décorum et a peine à imaginer que nous puissions célébrer devant grues et pelles mécaniques, mais il reconnaît que l’endroit demeure significatif pour l’ancêtre Ségal. Finalement il donne son accord et s’engage même à offrir le champagne.

N’oublie pas ton appareil photo, me rappelle Louise. Il y aura des expressions à saisir. J’ai hâte de voir la tête d’André.

Le jour dit est un dimanche. Claude et moi contournons le chantier désert, garons la voiture à l’endroit convenu, sortons une petite table sur laquelle nous déposons un champagne bien frais et des bouchées à la truite fumée pêchée récemment par nous au nord du Saguenay. Ceci en évocation de la région où allèrent vivre les Ségal.

Une voiture s’amène. Ce sont eux. Au volant, Louise tout sourire. André bouche bée en nous apercevant. Il descend de la voiture et voit la mise en scène baroque. Émotion, silence, embrassade et bavardage. Les yeux pétillent autant que les bulles dans les flutes de verre.

Louise officie la cérémonie qu’elle a imaginée. Elle présente d’abord à André la sculpture symbolique des arrivants, puis nous donne une copie du document officiel daté du 15 juillet 1962 qui inscrit les membres de la famille Ségal comme immigrants au Canada. Enfin, elle offre à André et à nous un superbe cadre doré destiné à conserver le souvenir de cette journée.

Cette journée mémorable se poursuit au Café du monde, face au fleuve qui a amené nos chers immigrants il y a cinquante ans. Au cours du repas, le voyage dans le temps se poursuit par l’évocation de figures disparues dont Monique et Gérard Arguin.

Quelques voiliers défilent devant nous, comme autant d’autres visages sur l’écran de nos souvenirs.

Merci, Louise, de nous avoir associés à la célébration d’un demi-siècle d’une grande amitié.

vendredi 13 juillet 2012

Choix difficile

Lors d’une escapade nous nous arrêtons à la boulangerie artisanale de Saint-Vallier. Un jeune couple nous précède au comptoir.

Les deux tourtereaux sont manifestement embarrassés devant le grand choix offert: pain au blé-entier, multi-grains, à l’épeautre, aux tomates, aux olives, aux noix, aux raisins …

Lequel veux-tu, ma chérie ?

Quelque chose de nouveau. Je te laisse choisir.

La boulangère s’amène. Le jeune homme se concentre un long moment, puis d’une voix hésitante :

Euh ! Un pain blanc, s’il vous plait.

dimanche 8 juillet 2012

Regard approbateur

Retour de magasinage. J’endosse le vêtement nouveau et je parade devant Claude.

Regarde ce que je viens d’acheter. Qu’en penses-tu ?

C’est beau. Ça te va bien.

Pourquoi à mon âge vénérable ai-je encore besoin du regard approbateur de mon mari? Pour me rassurer peut-être? À moins que ce ne soit une habitude héritée de ma mère qui demandait toujours à mon père la permission pour faire tout achat si nécessaire soit-il. La dépendance économique des femmes existait beaucoup plus à son époque que maintenant. Les jeunes femmes d’aujourd’hui gèrent leur avoir sans rendre compte à leur conjoint. Je me situe entre les deux.

À moins que ces parades devant mon homme tiennent de la séduction? Certains oiseaux pratiquent un rituel de parade : le pigeon roucoule, le paon fait la roue. Moi, je fais peau neuve.

samedi 30 juin 2012

Naissance des personnages

La maitrise en art ne s’acquiert qu’avec le temps et le travail. « Il ne faut pas brusquer les choses », m’a dit un jour un de mes professeurs à l’UQAC.

J’avais peint des paysages et des natures mortes. Je m’en étais lassée. J’en étais à l’époque où j’explorais l’énigmatique qui prenait la forme de rues désertes, de longs couloirs avec des portes ouvertes vers l’inconnu. J’eus envie d’y amener la vie.

Mettez-y un pied d’abord, dixit ce même professeur.

Judicieux conseil. Mes couloirs s’animèrent lentement. Plantes et chats d’abord. Puis des premières silhouettes de mutants blafards accentuant le mystère. Une femme sans visage apparut un jour à une fenêtre. Je voulus la connaître. Dans le tableau qui suivit elle prit curieusement mes traits. Normal, disent les psychologues, l’artiste se projette impudiquement dans ses œuvres. Flaubert n’a-t-il pas dit : « Madame Bovary, c’est moi » ?

Dans l’enthousiasme, je produisis une vingtaine de tableaux présentant des filles blondes, brunes et rousses, assises ou debout, de face ou de profil. Aux titres évoquant les prénoms des femmes descendantes de mon aïeule, ils firent l’objet d’une exposition solo intitulée Les petites-filles d’Ariane.

Dès que je commençai à travailler avec modèles vivants, les airs de familles disparurent. Ces modèles m’apportèrent différentes facettes de l’humain que je tentai de traduire dans mes tableaux. Les personnages devinrent des personnes. Le pas était franchi vers le portrait. J’avais trouvé ma voie. D’où de nombreuses toiles et de nombreuses expositions.

Le désir de peindre mes proches vint. Je voulais leur laisser un héritage. Au fil du temps, j’ai peint chacun de mes petits-enfants dans leur enfance d’abord et dans leur adolescence par la suite. En regardant maintenant dans le rétroviseur je pense que les tableaux qui en ont résulté sont parmi mes plus réussis. Aurai-je le temps de les saisir dans leur maturité?

Une rencontre avec le sculpteur Gérard Bélanger m’amena enfin vers un nouveau défi : la sculpture. Riche de ses encouragements et conseils, j’ai pu modeler une douzaine de portraits en trois dimensions qui furent immortalisés en bronze à la fonderie d’art d’Inverness.

Voilà en bref comment naquirent et évoluèrent les personnages qui peuplent mon univers.

jeudi 17 mai 2012

Censure

Oncle Victor, éminent historien et prélat domestique de Sa Sainteté le Pape, est attendu à dîner chez nous.

Avant son arrivée, je décroche du mur du salon le nu de Léonor Fini pour le remplacer temporairement par un paysage saguenéen de Jean-Paul Lapointe. François (4 ans) m’observe.

Pourquoi tu le changes, maman ?

Heu... par respect pour notre vieil oncle prêtre, pour ne pas le heurter dans ses convictions s’il voyait cela dans notre maison.

Difficile de justifier mon geste de censure. Je me sentais un peu hypocrite. Bon, c’était fait.

Quelque temps après, s’annonce la venue d’amis européens.

Faut-il décrocher la madame toute nue ? demande mon fils.

Heu… pas cette fois.

Par la suite je suis restée fidèle à mes valeurs et le Léonor Fini n’a plus jamais bougé.

vendredi 11 mai 2012

La toge

Notre petite-fille Ariane fut assermentée comme avocate en août 2009. L’événement n’avait rien de banal pour nous, car avec Ariane c’était la quatrième génération de gens de robe dans la famille : son arrière-grand-père, son grand-père, sa tante et marraine, enfin elle.

Pour la circonstance, sa marraine Marie lui offrit la toge qu’elle avait reçue à son assermentation en 1980 de son père Claude qui l’avait reçue lui-même en cadeau de son père Raoul en 1953 lors de son entrée au Barreau.

Cette toge patrimoniale est l’œuvre des religieuses du Saint-Sacrement de Chicoutimi. Ces petites-mains, spécialisées dans les somptueux ornements sacerdotaux, consentaient aussi à confectionner des soutanes pour le clergé et des toges pour les avocats. Elles avaient au Saguenay une réputation d’excellence.

La toge qui appartient maintenant à Ariane est demeurée malgré l’usage antérieur d’une tenue impeccable. La qualité du tissu, les détails fantaisistes de la coupe, les plis nombreux aux épaules et aux manches lui donnent un style unique que n’ont plus les toges fabriquées aujourd’hui.

Notre petite-fille est fière de porter cet héritage qui ajoute une note d’élégance à son port altier. Bonne plaideuse déjà, Ariane saura peut-être ajouter des effets de toge à ses envolées oratoires. Qui sait ?

mercredi 9 mai 2012

Mémoire

Étrange chose que la mémoire. Tantôt cruellement paresseuse, tantôt étonnamment vive. La mienne m’a surprise lors de notre voyage en Égypte en 2010.

Khaled, notre guide, rappelait que de nombreux récits bibliques se passèrent en Égypte, notamment l’histoire de Joseph vendu par ses frères à des marchands caravaniers à la solde du pharaon. « Qui était le père de Joseph », demanda-t-il ?

L’Histoire sainte de mon enfance me revint spontanément et la réponse sortit en rafale comme une leçon apprise la veille :

Jacob. Il eut treize enfants : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Joseph et Benjamin. Il eut aussi une fille nommée Dina.

Cette nomenclature spontanée de ma part ne fut pas sans créer grand étonnement chez nos compagnons de voyage. Mon amie Claire me demanda d’où je tenais cela? De l’école sans doute mais, à la réflexion, d’avantage je pense de Jéhovah et son peuple que maman nous lisait durant le carême le soir avant d’aller au lit.

Jéhovah et son peuple depuis Adam jusqu’à Jésus-Christ par le R. P. Berthe est une Histoire sainte racontée de façon captivante. J’étais insatiable de ces récits bibliques. J’avais hâte au soir pour entendre ma mère nous lire un nouveau chapitre. Elle lisait si bien et savait si bien ménager ses effets. Je me souviens que parfois elle arrêtait sa lecture dans des moments pathétiques et disait : « Nous continuerons demain. Bonne nuit, mes enfants ! »

Jéhovah et son peuple était inscrit chaque année aux habitudes familiales du carême. Des personnages et des faits se sont gravés en ma mémoire. Je pense à Abraham consentant à immoler son fils, à Noé sauvant l’humanité du déluge, à Loth et sa femme changée en statue de sel pour avoir été trop curieuse, à Moïse menant son peuple vers la terre promise, à Josué et ses trompettes retentissantes à la conquête de Jéricho…

Ils sont tous là faisant partie de ma culture lointaine et je peux aujourd’hui à mon âge avancé les nommer spontanément alors que trop souvent je ne peux dire le nom de personnes rencontrées la veille.

Étrange chose en effet que la mémoire.

mardi 8 mai 2012

Marie-Jeanne

La réputation de Marie-Jeanne dépassait les limites du village. Elle mordait dans la vie sans contrainte. Belle et séduisante, on lui connaissait de nombreux amoureux. Son sex-appeal était reconnu par tous. Bref, elle n’était pas une fille ordinaire.

Parfois, elle disparaissait de longs mois pour aller, disait-elle, travailler comme gouvernante chez des gens riches de Westmount. À voix basse cependant le voisinage parlait d’« absences obligées ».

Quand elle revenait, elle nous décrivait la vie fastueuse qu’elle avait vécue, le style seigneurial de ses patrons, le décorum l’obligeant à porter un uniforme noir avec manchettes et collet blancs, de même qu’une coiffe comme celle des infirmières. « Quand je fais les courses on met un chauffeur à ma disposition. » Du grand monde ! Une vie de rêve !

À croire qu’elle en prit goût, puisqu’à quatre reprises Marie-Jeanne eut de pareilles absences. Les commères trouvaient curieux que ses bourgeois la réclament chaque fois qu’ils adoptaient un nouveau bébé.

Je me souviens qu’un jour ma mère cloua le bec à l’une de ces cancanières en citant l’Évangile à propos de Marie-Madeleine :

« Il lui fut beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. »

samedi 5 mai 2012

Jordi Bonet

En préparation d’un voyage à Barcelone en 2012, le souvenir de Jordi Bonet m’amène à relire la biographie de ce grand artiste d’origine catalane que nous avons eu la chance de connaître il y a une cinquantaine d’années. J’y trouve dans le livre une carte de vœux pour Noël 1962 signée Jordi où il me félicite pour mon dessin de l’église Saint-Raphaël de Jonquière illustrant celle que je lui avais envoyée.

Notre amitié remonte à 1958. Claude était marguiller de la paroisse Saint-Raphaël au moment de la construction de cette église de style révolutionnaire conçue par l’architecte Évans St-Gelais. Un ami photographe lui avait appris l’existence de Jordi Bonet, jeune artiste immigrant nouvellement installé au Québec. Un artiste exceptionnel. Pour preuve, il lui montra quelques photos de ses réalisations récentes. Coup de foudre! Claude communique son enthousiasme à l’architecte qui confie à l’artiste la réalisation du chemin de croix et de deux murales en céramique à l’entrée de l’église, l’une illustrant l’archange Raphaël accompagnant Tobie, l’autre saint Georges combattant le dragon.

Nous avons eu le plaisir d’accueillir chez nous Jordi tout le temps de ces travaux. Quel homme charmant! Il savait s’émerveiller facilement. Ainsi, lorsque je lui ai désigné la chambre d’amis au couvre-lit fleuri qui serait sienne, je me souviens qu’il s’exclama : « Yvonne, je vais dormir dans un jardin magnifique! » avec l’accent catalan qui ajoutait à son charme.

Nous étions du même âge. Jeune père, il savait parler aux enfants. Yves avait quatre ans et Marie deux ans. Souvent à la table il les captivait avec ses dessins spontanés. Marie se rappelle de cette fois où il lui annonça : « Aujourd’hui, je vais te faire une sorcière… » et de son émerveillement en voyant surgir sur sa serviette de papier une sorcière à cheval sur son balai. Que n’ai-je conservé ces croquis au pesant d’or?

Autre souvenir. Un soir, il rentra à la maison alors que nous disputions une partie de scrabble. Intéressé à ce jeu nouveau pour lui, il accepta d’en jouer une partie avec nous. Si son français oral était bon, son français écrit l’était moins. Ses coups de maître annoncés, souvent des périphrases, nous faisaient rigoler. Reste qu’il aimait ce jeu au point de me confier le mandat d’en acheter un pour l’envoyer à son père à Barcelone.

À la fin de son travail à Saint-Raphaël, comme j’étais à la veille d’accoucher de Jean, il m’offrit une Maternité, œuvre magnifique sépia en camaïeu. Il offrit à Claude un pied de lampe en céramique portant le dessin d’un coq glorieux dans les tons de gris bleuté et noir. Ces deux œuvres font partie des trésors de la maison.

Nous avons revu Jordi par la suite. Quelques fois chez lui à Montréal où nous avons connu sa femme Huguette, artiste céramiste, et son fils Laurent encore tout jeune à ce moment-là. Puis au Manoir Rouville-Campbell de Saint-Hilaire où il a habité jusqu’à sa mort prématurée. Après son travail à Saint-Raphaël il revint fréquemment au Saguenay où des contrats d’envergure lui furent confiés. Je puis dire sans risque de me tromper que Jonquière fut pour lui un tremplin important. La ville de Québec peut s’enorgueillir de plusieurs œuvres de Jordi. Qu’on pense aux grandes murales qu’il y a laissées.

Pour ma part, c’est toujours avec grande émotion que je contemple la murale du Grand Théâtre, œuvre gigantesque à la démesure du talent de Jordi Bonet. Tels les grands maîtres classiques, Jordi a inscrit dans la matière un message philosophique toujours actuel qui ne laisse personne indifférent. L’artiste lance un cri désespéré aux humains que j’ose associer à Guernica, tableau d’un autre grand Catalan nommé Picasso.

mardi 24 avril 2012

Les leçons de tante Alicia

Au moment de partir en vacances avec ma fille, mon beau-fils me confia le mandat de corriger la mauvaise tenue à la table de Fanny. Mon adorable petite-fille exprimait son passage à l’adolescente par un relâchement des bonnes manières. Si peu à mon sens, mais toujours trop pour le père idéaliste.

Comment faire? L’inspiration me vint du film Gigi que nous venions de revoir la veille sur le petit écran. Dans Gigi, la grand-mère constate que sa petite-fille qu’elle élève adopte des allures garçonnes. Pour en faire une jeune fille accomplie, elle confie son éducation à sa sœur, tante Alicia, une vraie femme du monde. Celle-ci reçoit la petite tous les jeudis, jour de congé scolaire. Les leçons de tante Alicia comportent des sujets très simples comme l’art de manger des ortolans, de présenter un cigare à son prétendant, de reconnaître les pierres précieuses parfaites, des bonnes manières à la table qui vont du choix de la porcelaine et de l’argenterie au cristal de la verrerie. Leçons très pratiques pour notre époque! M’en inspirer, sans plus, il va de soi.

L’ancienne institutrice en moi reprit du galon. J’inventai un jeu. Bien en vue sur le réfrigérateur j’affichai un grand carton quadrillé aux sept jours de la semaine titré Les leçons de tante Alicia. Chaque jour comportait une leçon.

La première leçon fut la tenue du dos à la table. Fanny étudiante en ballet a vite repris sa pose correctement. La deuxième portait sur la façon de tenir son couteau et sa fourchette. Une simple remise à jour d’une chose depuis longtemps acquise. La plus amusante fut celle de boire son lait sans faire de moustache. Les talents d’actrice de Fanny s’en sont donnés à cœur joie devant ses grands-parents hilares. La leçon des coudes à ne pas mettre sur la table sembla plus difficile à assumer. Celle de dire s’il vous plait et merci à la personne qui sert alla de soi. De même converser respectueusement avec les convives. Pas toujours évident quand un frérot taquin est en face. La dernière leçon rappelait qu’on doit demander la permission pour se retirer de table si nécessaire.

Chaque soir, après évaluation, Fanny choisissait une gommette qu’elle collait sur le carreau de la leçon bien apprise. À la toute fin, comme elle avait réussi jour après jour toutes les épreuves Fanny reçut un cadeau substantiel de la grand-mère.

Restait le jugement ultime, celui des parents.

Certificat accordé avec grande distinction.

mardi 3 avril 2012

Éclairage

Soir du 5 octobre 2011. Le World accoste à Trieste. Nous descendons faire une première exploration de cette ville portuaire.

En quelques pas nous sommes déjà sur la Place de l’Unité italienne, la plus grande place d’Europe qui s’ouvre sur la mer selon le guide Michelin.

Dans ce quadrilatère s’y déploient harmonieusement éclairés édifices publics et palais néo-renaissance. La place est peu fréquentée à cette heure. Nous pouvons admirer à loisir les détails architecturaux inspirés de la Grèce antique. Les ordres classiques se côtoient sans surcharge. Parmi eux un édifice vénitien couvert de mosaïques brille de mille feux. Une splendeur!

Nous y reviendrons. Mais pour l’heure nous partons à la recherche d’un restaurant. Nous explorons les alentours. Dans une rue piétonnière nous résistons à l’attrait des vitrines des boutiques, succombons à l’appel d’un café-terrasse illuminé de lanternes pour notre premier repas à l’italienne.

Avant de remonter à bord nous passons de nouveau à travers la grande place toujours resplendissante sous ses feux.

Le lendemain, en direction vers la haute ville pour les vestiges laissés par les Celtes et les Romains, pourquoi ne pas repasser par la Place de l’Unité italienne? J’en ai rêvée. Étrange, il me semble qu’elle a perdu de son opulence. Les monuments sont là, mais l’atmosphère a changé. Je m’interroge. Que manque-t-il ?

L’éclairage !

Vienne la nuit qui lui redonnera sa splendeur !

mardi 27 mars 2012

Venise

Dernière escale de notre périple à bord du World : Venise.

Dès l’aube, nous montons sur le pont supérieur pour assister au spectacle qu’on dit grandiose de l’entrée par le Grand canal. Grande est notre déception, il pleut à boire debout, une brume à couper au couteau nous cache toute vue et il vente à écorner les bœufs.

Me vient à l’esprit la chanson d’Aznavour : Que c’est triste Venise…

Mais nos amours ne sont pas mortes… Nous ne pouvons tout de même pas rater la Sérénissime. Une fois notre navire à quai, nous revêtons imperméables et courage, prenons un vaporetto qui nous conduit tous les quatre (1) près de la place Saint-Marc.

La place est déjà noire de monde. Nous nous frayons un chemin parmi la forêt de parapluies et entrons dans la Basilique dédiée à l’évangéliste Marc. Sa décoration de marbres polychromes et ses mosaïques byzantines nous éblouissent. À la sortie de ce lieu saint, toujours la putain de pluie. Nous faisons la queue pour le Palais des Doges. Je cherche en vain des points de repères. J’y suis pourtant venue il y a vingt ans. L’escalier d’or ravive mon souvenir. Je retrouve l’opulence des doges. À la sortie, un soleil radieux.

Nous nous attardons sur la Piazzetta San Marco. Le campanile disparaît derrière des échafaudages mais les lions dorés et les pigeons sont bien présents.

Sous les arcades de la place nous ne pouvons résister à l’achat des souvenirs. Pourquoi pas des bijoux en verre de Murano pour nos petites-filles? L’enthousiasme nous conduit même à acheter certaines étrennes pour Noël.

Claude, éternel romantique, tient absolument à aller au café Florian. L’endroit est complet. Nous en faisons le tour cependant, saluons le chinois qui a vu tant d’amants réunis à ses pieds. Nous quittons le café pour nous perdre dans la ville aux mille merveilles.

Dans une ruelle un petit bistro sympathique nous attire. C’est le patron qui nous accueille avec sa bonne humeur. Nous nous attablons. Deux bonnes heures d’allégresse. Pâtes et chianti au menu.

Dernier tour de piste à travers ponts, venelles et canaux. Un galeriste bavard nous invite. Il expose d’intéressantes œuvres contemporaines. Il parle français. Nous avons droit à une diatribe passionnée de sa part sur les magouilles de l’administration municipale, sur la durée interminable de certaines rénovations dont les échafaudages et les bâches cachent aux touristes les monuments de la ville. « Vous avez vu cette toile publicitaire qui cache le pont des soupirs? Elle est là depuis trois ans! L’annonceur est un ami du maire. » À croire qu’en apprenant le français à Paris il a appris à ronchonner comme un parisien.

Le temps passe. Le soir tombe. Venise commence à fermer ses portes à notre trop courte visite. Il faut rentrer.

Nous nous dirigeons vers notre vaporetto. Dernier salut à San Marco. Devant la Pietà quelques notes de Vivaldi. Il y a concert ce soir. Nous quittons Venise illuminée. Nos regrets aux Canaletto, Titien, Tintoret, Véronèse et autres que nous n’avons pas eu le temps d’admirer. Une autre fois peut-être ?

Pour l’heure, il faut boucler les valises. Tôt demain, départ vers l’aéroport Marco Polo.

(1) L’escale à Venise est du 7 octobre 2011. Claude et moi avons fait ce périple en Méditerranée à bord du World avec ma belle-sœur Michèle et son mari Yves.

mardi 20 mars 2012

Des souvenirs et des chapelets

Ma curiosité d’entendre mon grand-père raconter ses exploits me poussait à lui tenir souvent compagnie en cet été de mes 12 ans. Je saisissais toutes les occasions pour le rejoindre dans ses marches ou encore dans la chapelle familiale où il se tenait souvent, au risque de subir la corvée de réciter un chapelet avec lui.(1)

Je le ramène un jour à son voyage de 1921 en Europe. Il aimait en parler. Il sentait aussi mon intérêt illimité à ce propos.

Je suis embarqué à Québec sur le transatlantique « Canada ». Je partageais une cabine avec mon ami Sixte Bouchard (2) de Métabetchouan. La traversée fut houleuse. Nous sommes débarqués à Liverpool d’où un train nous amena à Londres. Je n’avais jamais vu une si grande ville.

Qu’est-ce que vous avez fait à Londres ?

Nous avons vu la Tamise, visité le Parlement, le palais de Buckingham, l’abbaye de Westminster, une ancienne église catholique devenue protestante à cause du roi Henri VIII qui a changé de religion parce que le pape lui avait refusé l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon.

Est-ce lui qu’on a surnommé « Barbe bleue » ?

Oui, à cause de sa cruauté envers ses femmes. Sans cœur, il fit décapiter Catherine et plusieurs autres dans la cour de la Tour de Londres. Des atrocités! J’ai vu les lieux où ça s’est passé, ma p’tite fille.

Après Londres où êtes-vous allé ?

En France que nous avons traversée de bord en bord.

En évoquant la France ses yeux s’embrouillent tant il est ému.

La France est le plus beau pays du monde et les français sont d’une amabilité sans pareille. Ils ont du cœur et du bon sens. Ils sont très connaissants et reconnaissants de ce que nous avons fait pour eux pendant la guerre de 1914-1918.

Parlez-moi de la France.

D’abord Paris. Nous l’avons parcouru en auto et à pied. Il y a grand nombre de jolis ponts sur la Seine. Nous avons visité des églises, des musées, des monuments. J’ai vu dans cette ville plus de monde qu’il y a de maringouins à Koushpegan. Les femmes sont très élégantes. Ensuite ce fut Reims où nous avons vu en passant les ruines de la guerre, Tours, Bordeaux, Pau, Lourdes, Carcassonne, Nîmes, Marseille, Cannes, Nice, Monaco.

Vous avez dû bien manger en France ?

Oui c’est certain. La table en France est moins chargée de viande que chez nous. Il y a plus de légumes et de fruits. Pas de lait, pas de thé, mais du vin en quantité.

Qu’est-ce qui vient après Monaco ?

L’Italie. Mais on en reparlera une autre fois car je dois réciter mes chapelets. Pendant que tu es là pourquoi tu n’en dirais pas un avec moi ? Ça m’avancerait.(1)

* * *


Lors d’une autre promenade je reviens sur son grand voyage.

Grand-père parlez-moi de l’Italie.

Ce pays est plein de merveilles aussi, mais c’est différent de la France. J’ai vu à Gêne la maison natale de Christophe Colomb. À Rome nous avons eu le privilège d’avoir une audience privée avec le pape Benoit XV. Le prélat qui m’a présenté a mentionné au pape que j’avais deux fils prêtres, deux en devenir et une fille religieuse. Il m’a remis la bénédiction toute particulière que tu vois accrochée dans ma chambre.

Je sais pour avoir feuilleté les documents qu’il avait rapportés de son voyage qu’il avait été très impressionné par les œuvres de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine et par son Moïse dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens. J’ai toujours trouvé que ce Moïse ressemblait à Grand-père par sa stature et sa puissance.

Après Rome le train nous a menés à Naples, Pompéi, Capri, Assise, Florence, Venise, Milan.

Qu’est-ce qui reste de Pompéi ?

Des ruines qu’on a dégagées des cendres du Vésuve. C’est terriblement triste à voir. Pompéi n’était pas seulement une ville d’agrément mais aussi de débauche. Tout y est représenté en flagrant délit : hommes et bêtes s’amusent ensemble, femmes nues dans des poses déshonorantes. En voyant ces choses l’on constate combien le peuple était rendu à la dernière limite de la corruption et des mauvaises mœurs. Rien d’étonnant que le bon Dieu ait détruit cette cité d’une façon si terrible.

(Grand-père ne se gênait pas pour donner son appréciation morale.)

Après Milan ?

Nous sommes revenus en France après avoir passé par Genève. C’est la ville du tout puissant Calvin, le père des calvinistes ou protestants de langue française. Cette ville est d’une propreté et d’un décorum admirable. J’ai acheté des souvenirs pour tous les miens et six montres suisses pour mes six garçons.

Y-a-t-il d’autres villes que vous avez visitées en France ?

Le voyage tirait à sa fin. Nous avons vu Lyon en compagnie du maire qui nous a fait lui-même visiter sa ville qui compte 800 000 âmes. J’ai rapporté un petit livre de la cathédrale avec son horloge comme il n’en existe pas ailleurs dans le monde. La ville de Lyon est plus ancienne que Paris. Savais-tu qu’elle avait été la capitale de la France pendant 400 ans, au temps où les romains étaient maîtres du monde ?

Puis, vous retournez embarquer à Liverpool ?

Avant ça, ma p’tite fille, pendant que mes compagnons retournent à Paris, moi, je me rends au Havre visiter un ami de longue date, Paul-Augustin Normand. J’en ai souvent parlé de ce personnage. Tu te souviens, c’est le fils d’un armateur français qui était venu se refaire une santé chez-nous après une longue maladie. Son père lui avait acheté plusieurs lots à Péribonka et m’avait engagé comme gérant. Paul-Augustin était devenu presqu’un frère pour moi.

Je me rends d’abord aux Entreprises Normand et m’informe si je peux voir M. Paul-Augustin Normand. C’est son frère qui me reçoit et me reconnaît tout de suite. Il m’accueille avec grande affabilité et m’apprend que son frère est très malade, mais qu’il sera heureux de me revoir. Il me prie de congédier ma voiture et met à ma disposition son auto et son chauffeur privé. À dix heures je m’amène chez M. Paul-Augustin Normand. Sa femme m’attend à la porte, on l’avait prévenue. Elle me conduit à la chambre du malade. En me voyant, il se jette dans mes bras en pleurant, me serre longuement sur lui en répétant : « Moi qui ai tant désiré vous revoir et qui ne pouvais me rendre chez vous! C’est vous qui venez! Que je suis content ! » Malgré sa faiblesse il se lève et me fait visiter sa maison, son jardin. « J’ai été assez malade, me confie-t-il, mais pour vous, je n’aurais qu’une minute à vivre et je vous l’accorderais tant je suis heureux de vous voir ». Il m’invite à dîner, mais je refuse, car je sais que son état est fragile.

Là, Grand-père ne peut retenir ses larmes. Je lui laisse en silence le temps de se remettre. Il reprend son récit.

Ce petit voyage au Havre où nous avons pu nous dire adieu reste un de mes plus beaux et plus touchants souvenirs.

Avez-vous rejoint le groupe à Paris ?

Oui, j’ai repris le jour même le train pour Paris. Le lendemain chacun est libre d’employer son temps à sa manière. Je suis retourné à Notre-Dame afin de prier pour mon ami Paul-Auguste. Puis j’ai flâné le long de la Seine et un peu partout. Je ne me lassais pas d’entendre parler le beau français de France.

Sais-tu que là-bas, une prostituée parle aussi bien qu’une maîtresse d’école?

Comment ça ?

— Laisse-moi te raconter :

Je marchais dans la rue quand je me fais accoster par une fille qui m’invite à monter chez elle.

Non merci mademoiselle, j’ai une femme à la maison.

Ah, si je comprends bien, monsieur est comme une allumette. Il ne prend que sur sa boîte …

Le lendemain, nous quittions Paris pour Bruxelles et Ostende où nous prenions le traversier qui nous menait à Douvres en Angleterre. De là Londres et Liverpool où nous embarquions sur le « Mégantic » pour Québec. Notre voyage avait duré deux mois.


Après ce long récit Grand-père ne perd pas le nord.

Veux-tu, ma p’tite-fille, réciter un chapelet avec moi? Ça me permettrait de rattraper mon retard...


(1) Grand-père avait fait la promesse de réciter dix chapelets par jour. Astucieux, il comptabilisait à son crédit les chapelets que d’autres récitaient avec lui.
(2) Grand-père de Lucien Bouchard, ancien Premier ministre du Québec

Les jumelles de Grand-père

Sur ses vieux jours Grand-père aimait surveiller les travaux des champs. Il s’assoyait sur la galerie avec les jumelles qu’il avait achetées à bord du paquebot lors de son voyage en Europe en 1921 et suivait les activités durant des heures. Il m’appelait parfois à la rescousse.

Tu as de bons yeux, dis-moi qui conduit la faucheuse là ? Est-ce ton père ou Charles-Eugène ?

Je le renseignais de mon mieux et restais près de lui car j’anticipais ses confidences.

Au-delà des lentilles ce sont des souvenirs lointains qu’il voyait et racontait à mon intention et pour son plaisir. Il savait si bien dire. Ses récits pleins d’anecdotes et de détails savoureux m’impressionnaient. Une question de ma part et il devenait intarissable.

Grand-père, avant votre fameux voyage en Europe aviez-vous voyagé ?

Bien sûr que oui, ma p’tite-fille. Quand j’ai fait mon premier déplacement à l’étranger, j’avais 22 ans. C’était dans le but de ramasser de l’argent pour m’acheter au retour une terre et fonder une famille. En fait, j’ai passé d’abord cinq ans au nord des États-Unis à effectuer des travaux forestiers. Je me suis révélé capable de diriger des hommes. Un entrepreneur à la construction du chemin de fer transcontinental canadien l’a remarqué et m’a invité à venir conduire une équipe de travailleurs dans les Rocheuses canadiennes. Avant de le suivre je suis revenu à la maison pour régler des affaires.

Êtes-vous allé finalement travailler dans les Rocheuses ?

Après un an ici, je suis reparti pour l’ouest canadien où j’ai été bien accueilli par cet entrepreneur. Il me confia la tâche de bâtir des « snow sheds », ces abris contre les avalanches au dessus de la voie ferrée. Les hommes que je dirigeais n’étaient pas des enfants de chœur, mais je me suis toujours fait respecter.

J’ai appris longtemps plus tard que Grand-père avait passé quatre ans dans l’ouest. En 1887, il revenait avec une petite fortune. On le payait plus souvent en or qu’en papier-monnaie. On m’a raconté que lors de son retour il portait sous ses vêtements dans une ceinture de cuir deux livres et demie d’or non monnayé. Il reprit à Kouchepegane la gouverne de sa terre libre d’hypothèque. Il se maria à Ariane Ouellet, une femme exquise et instruite, fille ainée d’Elzéar Ouellet, premier instituteur du Lac Saint-Jean. Ils eurent six enfant et en adoptèrent une septième. Mon père Raoul est le troisième de la famille.

Un jour, lors d’une de ces conversations que j’aimais tant partager avec mon aïeul, je lui demandai :

Est-ce vrai, Grand-père, que la résidence du lieutenant-gouverneur à Spencer Wood(1) à Québec a été construite avec du bois d’orme de Kouchepegane ?

Pas toute la bâtisse, mais la structure qui nécessitait des pièces de bois de grande taille. Nos ormes étaient renommés pour leur qualité.

Comment alliez-vous porter ce bois si loin ?

Par le chemin de fer. Le train ne se rendait pas encore à Métabetchouan à l’époque. La gare la plus proche était à Chambord. On l’a fait flotter sur le lac jusque là puis envoyer par train à Québec. C’était en 1888. Le chemin de fer entre Roberval et Québec venait tout juste d’être terminé.

J’aimais ces conversations avec Grand-père. J’avais entre 12 et 15 ans. Par ses yeux je découvrais le monde.

Précieuses jumelles! Je les conserve toujours car Grand-père me les a léguées en héritage. Cet objet me parle de lui, de son cheminement qu’il savait si bien me faire voir à travers les lentilles de sa mémoire.

(1) Devenu par la suite Bois de Coulonge

mardi 13 mars 2012

Taverne

Il est tard. Claude n’est pas encore rentré du bureau.

Lequel d’entre vous aurait la gentillesse d’aller avertir votre père que le souper est prêt depuis longtemps ?

Où est-il ?

— À sa «taverne» habituelle…

Yves enfourche sa bicyclette et file à toute vitesse. Un quart d’heure plus tard, il revient un sac à la main en compagnie de son père.

Tu avais raison, maman. Papa était à la librairie. Regarde ce qu’il m’a acheté : le nouveau Tintin !

Je pense que demain mes trois autres petits se porteront volontaires à la recherche du papa bouquineur impénitent.

Journée internationale de la femme

Aujourd’hui 8 mars 2012, Journée internationale de la femme.

Me revient en mémoire la journée du 8 mars 2008 vécue en Argentine.

À notre arrivée au village de Purmamarca dans les basses Andes un rassemblement attire notre attention. Des musiciens et des danseuses donnent un spectacle sur la place. Nous admirons la grâce des danseuses, la couleur locale de la musique andine. C’est l’expression de la fierté de ce peuple. Nous réalisons que c’est aujourd’hui la journée internationale de la femme lorsque la présidente de la fête, vêtue de son costume traditionnel très coloré et de son chapeau melon andin, prend la parole. Notre guide nous traduit ses propos. Elle parle de l’évolution de la femme amérindienne, de son émancipation et de ses aspirations… Femme, je me sentais solidaire avec elle.

Après le spectacle, notre guide Joan nous amène dîner dans un restaurant qui ressemble à la maison longue de nos amérindiens de l’Amérique du nord. Mets savoureux faits de produits locaux. Des musiciens de formation classique jouent sur des instruments d’origine andine, incluant le plus connu, la flûte des Andes.

La fête continue. J’entre dans la danse partageant l’allégresse et la joie de vivre avec mes semblables du bout du monde.

mardi 6 mars 2012

Imagination

Pour la grand-mère que je suis, choisir un jouet dans une boutique spécialisée aujourd’hui est un véritable casse-tête. Aux jouets traditionnels se sont ajoutés tant de gadgets statiques, mécaniques, électriques, électroniques, informatiques et autres que j’en ai le vertige. Je m’y perds et m’interroge.

Avec quoi jouions-nous autrefois?

C’était plus simple. Peu de jouets, plus d’imagination.

Envie d’une balançoire? Un pieux plat placé transversalement sur la clôture de cèdre faisait l’affaire. Des bateaux en papier sur le ruisseau nous amenaient sur des mers lointaines. Créer allait de soi.

Il y avait bien sûr les classiques comme jouer à la madame, à l’école, à la cachette, à l’ours, à la biche, sans oublier les jeux de cartes, de billes, de dames, de parchésie, de serpents et échelles, de monopoly.

Les saisons favorisaient l’imagination.

L’hiver nous construisions des forts et des tunnels dans les hautes falaises de neige autour de la maison. Certaines années ces constructions devenaient de véritables habitacles munis de toits, de fenêtres et de mobiliers en neige pressée.

En été, à l’époque des foins, mes sœurs et moi avions inventé un jeu de devinette autour de la faucheuse. Cette machine était munie de nombreux clapets (que nous appelions petites portes) qui fermaient l’accès à des engrenages.

Une meneuse cachait un caillou sous une porte et les autres devaient deviner où il se trouvait. La joueuse gagnante méritait l’honneur de devenir meneuse à son tour et de s’asseoir sur le siège du conducteur.

Tout compte fait, il n’était pas nécessaire d’avoir une abondance de jouets pour s’amuser. Il s’agissait d’avoir de l’imagination.

samedi 3 mars 2012

Intermède

Grisaille de février.
Hiver interminable et froid.
S’envoler un temps vers d’autres cieux.
Destination : République dominicaine.


Mer émeraude bordée de cocotiers.
Voûte céleste sans nuage.
Sable fin, soleil chaud.
Faire le plein de vitamines.

Lire à l’ombre des palmiers,
près de la longue piscine
serpentant dans un jardin fleuri.
Dany Laferrière m’accompagne.

Des naïades sans âge
glissent silencieusement
se laissant emporter
par l’onde et le plaisir.

Marcher pieds nus sur la plage.
Jouir de la chaleur du temps.
Accueillir la douceur de la vague.
Poursuivre inlassablement.

Repas sains et variés.
Cuisine française, italienne,
asiatique, américaine.
Fruits exotiques à satiété.

Agora cerclée de colonnes ioniques
habillées de lumière.
Féérie nocturne.
Place au spectacle.

Voûte céleste étoilée.
Enveloppante chaleur d’éternel été.
D’élégantes jeunes filles
offrent sourires et consommations.

Demain, retour au pays.
Endosser le manteau nordique.
Retrouver notre hiver frisquet au dehors,
mais chaud et plein de vie en dedans.

Intermède bénéfique.
Énergie renouvelée.
Le jeune homme est content
La madame aussi !

dimanche 19 février 2012

Chrysalide

Du plus loin que je me souvienne, je ne me voyais pas vivre toute ma vie sur une ferme. Des huit filles de ma famille, seule Cécile y songeait et en parlait souvent. Herboriste, amante de la nature, la terre pour elle était sa vocation.

Moi, je ne me suis jamais sentie attirée par ce genre de vie. Durant l’été j’apportais bien ma contribution à certains travaux par devoir filial. Je me sentais bien dans le cocon familial, mais j’étais sûre qu’un jour la chrysalide que j’étais s’envolerait vers un ailleurs.

En cherchant aujourd’hui d’où me venait cette certitude j’y vois plusieurs facteurs.

Déjà enfant, contempler les images d’œuvres d’art rapportées d’Europe par mon grand-père me fascinait et me faisait rêver.

Ma mère, pédagogue, avait consciemment ou pas détecté chez moi des aptitudes créatrices par ses phrases valorisantes lorsqu’elle me confiait certaines tâches : « Il n’y que toi pour faire un si bel arrangement floral ». Ou encore : « Si je te confie la décoration de ce gâteau c’est que je suis sûre qu’il sera superbe ».

Autre facteur déterminant, ce fut ma découverte du monde de la création à l’été de mes seize ans avec le pageant du tricentenaire de la découverte du Lac Saint-Jean. Tous les arts de la scène y étaient réunis. C’est par la danse que j’y participais. Le chorégraphe, Maurice Lacasse Morénoff avait détecté chez moi un certain talent et m’avait même invitée à venir à Montréal suivre des cours de ballet à son école. Proposition péremptoirement rejetée par mon père qui n’y voyait que le spectre de la damnation.

Pour mon salut, ce fut ce même été que je connus Claude, mon futur compagnon de vie. Nous nous aimions et partagions ensemble la passion pour tous les arts : littérature, danse, théâtre, cinéma, musique, peinture, sculpture. Progressivement sa confiance en moi a poussé la chrysalide que j’étais à prendre son envol vers le monde de la création qu’inconsciemment je désirais depuis toujours.

dimanche 5 février 2012

Similitude

Qui aurait dit que le torride Sahara me ferait penser au lac Saint-Jean en hiver ?

Lors d’un voyage en Tunisie je découvre le désert du Sahara. Des bédouins offrent aux touristes une ballade à dos de dromadaire. Exotisme pour la Saguenéenne que je suis. Je succombe et accepte l’expérience.

Pour me protéger du soleil, le chamelier me coiffe d’un long foulard bleu drapé comme le turban des touaregs. Il me présente ensuite ma monture, un placide camélidé à la robe fauve, genoux fléchis, prêt à m’accueillir. Une fois montée en selle, je dois m’accrocher solidement au pommeau, sinon, gare à moi quand la bête se lèvera. Son mouvement de balancier risque de me propulser tête première.

Me voilà haute perchée devant un paysage infini. La caravane avance en silence. Je n’entends que le son amorti par le sable des pas de ma bête. Je laisse mon corps se mouvoir au rythme berçant de l’animal. Mon esprit atteint une douce sérénité. Je suis bien, tout à la contemplation de cet immense espace ponctué de dunes sculptées par le vent.

Je ressens soudain une impression de déjà-vu. Une image lointaine à mes yeux se superpose. C’est le lac Saint-Jean en hiver de mon enfance couvert à l’infini de congères. Même immensité, même silence, même désert… sauf de blanc et de froid.

lundi 30 janvier 2012

Dîner

Je vous attendrai dimanche pour le dîner comme on dit en France.

C’est par ces mots que je terminais mon courriel à ma nièce Manon en visite au Québec avec son époux Jean-Luc.

Manon vit à Paris. C’est une chouette fille qui garde toujours des liens solides avec son Québec d’origine et sa famille. J’ai le privilège de compter parmi ses correspondantes assidues. Elle m’appelle « Tyvonne » en souvenir de la consonance « Tant'Yvonne » de son enfance. Mignon!

Cette fin de semaine-là nous devions être en Charlevoix avec des amis et en revenir dimanche après-midi. De là, mon invitation pour le repas du soir. Je croyais avoir été claire en précisant « pour le dîner comme on dit en France ».

Il fait un temps superbe en ce dimanche matin en Charlevoix. Nous prenons le temps de jouir des derniers moments qu’il nous reste à partager avec nos amis et de savourer le copieux déjeuner servi dans l’auberge où nous sommes descendus depuis vendredi. Pas de souci. En rentrant à Québec en début d’après-midi nous aurons le temps de préparer de bons plats pour le souper.

En pliant bagages, je veux me rassurer en appelant chez la mère de Manon. C’est avec surprise que j’entends ma sœur dire :

Elle est en route vers Québec. Tel que prévu elle sera avec vous pour dîner.

Il est presque midi. Nous sommes à plus de cent kilomètres de la maison et je ne sais comment joindre Manon.

Coup de chance! Notre petite-fille Fanny, de passage à Québec pour un spectacle de Robert Lepage, loge chez nous. Je l’appelle. C’est une fille débrouillarde. Elle me rassure. Elle ira avec son copain François chercher des plats cuisinés chez un traiteur de la rue Cartier et accueillera nos invités en nous attendant.

Nous respirons mieux. Cap sur Québec.

À la maison, un arôme de tartes salées venant du four nous accueille. Sur le comptoir : salade, fromages, petits fruits de saison. La table de son côté est bien dressée. Tout est prêt. Il ne manque que les convives. Merveilleux enfants !

On sonne à la porte ! C’est Manon et Jean-Luc, désolés d’arriver en retard… Ces excuses déclenchent une rigolade de notre part. Il me fallait en expliquer la raison.

La tablée est joyeuse. Nous sommes ravis de les revoir. Fanny aussi, qui les a rencontrés récemment à Paris, tout heureuse de leur présenter François. On parle d’abondance.

Dans la conversation nous revenons sur la méprise du jour. Même si elle dîne le soir à Paris, ma chère nièce, lorsqu’elle est ici retrouve le lexique de son enfance et dîne le midi.

lundi 23 janvier 2012

Histoires de jaquettes

En vidant ma valise, au retour d’un voyage en France, je constate qu’il me manque une jaquette. Ma plus belle. Celle brodée, en fin coton, de style victorien.

Je ne sais trop où je l’ai oubliée, mais je pense que c’est lors d'une des dernières étapes : Aix ou Arles en Provence, ou Briançon dans les Hautes-Alpes.

Il est vrai que chaque hôtel possède bien notre adresse grâce à la fiche que Claude a rempli lors de notre arrivée, mais il est vrai également qu'aucun hôtelier d'expérience, tout honnête qu'il soit, n'oserait de son propre chef renvoyer des dessous féminins oubliés par un couple de voyageurs. Discrétion du métier oblige. Car faut-il le rappeler, il arrive parfois que certains couples mentent. J'imagine sans peine l'embarras du mari, comme ce malheureux homme contraint par ses affaires de s'absenter au loin quelques jours sans sa chère moitié, si un paquet contenant de pareilles frivolités était livré à son domicile.

Chéri, tu peux m'expliquer pourquoi on a trouvé cette jaquette dans ta chambre ?

Trêve de plaisanterie, je tente donc ma chance. J’écris aux trois hôtels où nous sommes descendus dans ces villes. Qui sait ? Le personnel de l’un d’eux l’a probablement trouvée ?

La chance me sourit. Quelques semaines plus tard je reçois de Briançon un colis contenant ma chemise de nuit, lavée, repassée et enveloppée de papier de soie. Un vrai cadeau!

Avec mes remerciements à l’aubergiste je promets de recommander chaleureusement Briançon et leur honnête auberge aux amis.

Briançon, ville d’art et d’histoire, inscrite au Patrimoine de l’UNESCO par ses fortifications de Vauban, vaut le détour.

Elle est si ensorcelante qu’elle me fit même perdre la tête.

***


Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre.

Ce temps où les hôpitaux n’étaient pas devenus des lieux de passages rapides. Par exemple lorsqu’on y accouchait, on y restait cinq ou six jours. On s’y amenait avec une petite valise contenant effets personnels et jaquettes.

La jaquette de l’hôpital (cette indécente fendue dans le dos) ne se portait que la journée de l'accouchement. Les jours suivants où nous nous reposions nous portions nos jolies chemises de nuit dès le matin pout la visite du médecin et autres visiteurs.

Je me rappelle qu'un jour à la maison j'avais oublié de prendre une jaquette avant d’aller au bain. Me sentant inconvenante de sortir nue devant les enfants, j’appelle Claude à la rescousse.

Veux-tu m'apporter une jaquette que tu trouveras dans le tiroir du milieu de la commode ?

Mon homme s’amène avec deux chemises de nuit et demande d’un air moqueur :

Celle pour le mari ou celle pour le docteur ?

mardi 17 janvier 2012

Pierres vivantes

Une pierre jetée dans l’eau fait des ronds à l’infini. Un projet de création le peut aussi. Pour preuve, le thème Pierres vivantes que j’abordais dans mon atelier en 1985 qui m’a menée beaucoup plus loin que je l’imaginais au départ.

Je peignais des portraits de femmes fictives en simplifiant la forme. Je les représentais dans des cadres ovales comme les photos anciennes.

Je parais chacune de pierre précieuse différente et peignais le fond de la toile en harmonie avec le bijou. C’est ainsi qu’une joaillerie digne de la place Vendôme élit domicile dans les rêves les plus fous de mon atelier : diamant, saphir, émeraude, rubis, jade, lapis-lazuli, topaze, aigue marine… Budget illimité !

En cours d’exécution, le hasard place sur ma route Jacques Lacroix, sculpteur-joaillier de Chicoutimi. Je ne peux résister à lui dire que je fais moi aussi dans les bijoux! Une idée lumineuse nait, une association possible entre lui et moi. Jacques visite mon atelier. La chimie opère. C’est parti! Jacques créera des joyaux en écho aux pierres de mes toiles.

De mon côté, je continue mon exploration. Mes belles parées, tout comme leur créatrice, cherchent à s’émanciper. Une première laisse voleter un ruban de sa chevelure à l’extérieur de l’ovale. Une deuxième s’y appuie en portant son regard au loin. Une troisième met nettement le pied à l’extérieur. Le pas est franchi. La pierre n’est pas que parure. Brute ou de taille, elle est témoin des civilisations.

Mes héroïnes entreprennent alors un long voyage. Elles visitent les plus beaux monuments du monde. Solitaires dans les premières toiles, les voilà maintenant devant ces chefs-d’œuvre de l’humanité que sont les grandes Pyramides d’Égypte, le Parthénon d’Athènes, le Tadj Mahall de l’Inde… Ce sont dix autres tableaux qui survolent l’Histoire grâce aux pierres travaillées par l’homme à travers les siècles.

En 1986 le Centre nationale d’exposition de Jonquière fait un événement du projet collectif de Jacques Lacroix et d’Yvonne Tremblay Gagnon sous le titre Pierres vivantes. À la présentation des toiles et des bijoux on y ajoute un autre élément important. Le département des sciences appliquées de l’Université du Québec à Chicoutimi prête les plus belles gemmes de sa collection.

L’exposition occupe les deux salles du centre. Les œuvres sont montrées de façon didactique. Devant chacun de mes tableaux accrochés aux cimaises un présentoir en plexiglas contient une pierre brute et tout à côté un joyau de même essence créé par Jacques.

Peinture, joaillerie et science réunies suscitent grand intérêt et attirent de nombreux visiteurs de tous horizons. Des écoles amènent des groupes d’élèves en autobus voir l’exposition. J’apporte souvent ma participation aux visites guidées. Les commentaires élogieux des visiteurs me ravissent. Il s’agit d’un grand moment dans ma carrière.

Qui aurait dit au départ qu’une toute petite pierre ferait autant de ronds dans l’eau ?

jeudi 12 janvier 2012

Refuge

C’était mon refuge à moi ; révélé à personne. Pas même à mes sœurs pourtant complices quotidiennes de nos jeux d’enfants. Il m’accueillait par temps chaud d’été.


Je l’avais découvert en cueillant des petites fraises. Difficile de dire quel âge j’avais. Peut-être six ans? Pas plus. En fait, ce n’était pas loin de la maison. Juste de l’autre côté du pâturage, adossé à la clôture en pieux de cèdres séparant notre propriété de celle du voisin. Mon petit nid s’inclinait au soleil vers une petite rigole roucoulante en contrebas.

J’avais plaisir de m’y allonger dans l’herbe chaude et d’écouter la musique de la nature! Une vie active s’animait autour de moi telle une symphonie inachevée. Une sauterelle dérangée par ma présence cliquetait en se sauvant. Une abeille tourbillonnait d’allégresse au dessus des trèfles gorgés de nectar. Tiens, un papillon jaune folâtrait autour d’une marguerite. Il ne manquait plus qu’une libellule gracieuse pour venir saluer la demoiselle que j’étais! En revanche, un colibri s’amenait faire du surplace devant mon regard.

D’autres bestioles plus impressionnantes osaient parfois me faire sursauter. Une grenouille coquette attirait mon attention par son coassement. Un mulot furtif filait à toute vitesse vers un autre repaire.

Chaque fois c’était un spectacle différent, une nouvelle chorégraphie que je gardais jalousement pour moi seule.


Ces moments privilégiés au soleil d’été demeurent à jamais le souvenir le plus poétique de mon enfance. J’en entends encore les vibrations, j’en hume toujours les odeurs et en perçois les couleurs.

Si on me demande d’évoquer un lieu paradisiaque, c’est à mon refuge que je pense. Je lui dois de m’avoir appris le côté bavard du silence, la vie autour d’un brin d’herbe et la beauté qui n’aspire qu’à être contemplée.