vendredi 18 novembre 2011

Objet qui parle

Mon neveu Roger, après avoir lu Le catalogue dans Glanures, a eu la délicatesse de m’offrir un objet qui évoque l’anecdote racontée. Je l’ai reçu avec émotion. Il me parle.


Il s’agit d’une assiette de ce service en porcelaine anglaise de dix-huit couverts que mes parents avaient choisi dans le catalogue Dupuis et frères en 1936. Cette année-là nos parents nous avaient convaincus de sacrifier nos étrennes individuelles pour ce dispendieux cadeau collectif. Lorsqu’il parvint à la maison à la veille de Noël, je l’ai trouvé si beau qu’il me consola de la poupée rêvée.

Quand ses parents ont quitté la maison ancestrale, Roger, l’ainé, a hérité du service, de ce qui en reste tout au moins, car en soixante-quinze ans d’usage plusieurs pièces furent cassées. C’est donc une pièce rare que m’a offerte mon neveu.

Je l’ai déposée bien en vue sur une étagère du salon.

Je la redécouvre aujourd’hui dans ses détails. J’admire de nouveau la finesse des dessins, ses petites fleurs rouges, bleues, jaunes et vertes jaillissant de délicates cornes d’abondance sur fond blanc. Un liséré d’or borde le tout. Élégance sans surcharge.

Elle me parle.

Elle me raconte des moments festifs de mon enfance, ces événements familiaux où on dressait la table avec soin dans la salle à diner et non dans la cuisine. J’y vois attablés des êtres chers: ma mère, fine causeuse, qui savait animer des conversations intelligentes; mon père, souvent théâtral, toujours solennel, qui se levait au dessert pour un petit discours de circonstance; mon grand-père, silencieux au bout de la table qui me souriait avec tendresse; mon frère et les huit filles de la tribu endimanchés.

Elle me raconte aussi ces repas partagés avec des visiteurs de marque, souvent des ecclésiastiques en soutane dont certains portaient fièrement un ceinturon rouge. Avec six oncles prêtres dans la famille, il y en avait toujours un ou deux à la maison. Surtout durant les vacances d’été. Souvent ils s’amenaient sans s’annoncer avec des confrères. Mes parents les recevaient avec chaleur et ne semblaient jamais pris au dépourvu. Ma mère savait toujours trouver dans les réserves matière à concocter un repas convenable. J’admire leur générosité. Plus tard cet accueil généreux s’est perpétué avec mon frère Charles-Eugène et son épouse Thérèse quand ces derniers ont pris la direction de la maison.


C’est de tout cela dont me parle cet objet. Il ravive des souvenirs, redonne vie à des êtres chers et me rappelle même le son de leur voix. Grâce à lui je comprends que les choses ont une âme surtout lorsqu’elles viennent du patrimoine familial.

Merci Roger.

vendredi 4 novembre 2011

Les outardes

Il est sept heures. Le jour se lève à peine. Je marche seule sur les plaines dans le silence du matin. La vie s’éveille. Un son m’arrive à l’oreille. Son rauque glissant vers l’aigu. Rythmé. De plus en plus intense. Il me parvient du plus lointain de mon enfance. Je le reconnais. C’est le son des outardes en migration qui cacardent en chœur soutenu.

Je lève la tête. Je les vois qui fendent le ciel majestueusement, cap vers le sud. Telle une reine, une d’elles entraine ses congénères dans une formation en V immuablement gracieuse.

Spectacle mystérieux, toujours nouveau. D’où vient cette mise en scène transmise génétiquement depuis des temps immémoriaux et qui chaque fois m’immobilise et force mon regard? D’en bas, elles semblent petites, mais je sais que leur taille n’a rien d’une hirondelle.

La première fois que j’en ai vues de près, je n’avais que cinq ans. Notre voisin, Monsieur John, avait dans sa cour deux outardes apprivoisées. Blessées par un coup de son fusil de chasse, il les avait soignées et rendues incapables de voler. Ses nouvelles pensionnaires vivaient avec ses oies domestiques et lors des migrations leurs cris servaient d’appelants. C’était efficace, puisque chaque automne, des bernaches faisaient une pause au bord du lac près de chez lui.

Un jour, Monsieur John s’était amené à la maison, tout fier d’offrir à ma mère un produit de sa chasse. C’est ainsi qu’une superbe outarde termina son vol dans une grande rôtissoire au centre de la tablée familiale du dimanche.
Son goût différait de l’oie domestique et chacun y allait de sa comparaison. C’était exquis.

En ce matin d’automne, à ce souvenir gustatif je préfère l’image poétique de la volée déployée dans le ciel.