jeudi 17 mai 2012

Censure

Oncle Victor, éminent historien et prélat domestique de Sa Sainteté le Pape, est attendu à dîner chez nous.

Avant son arrivée, je décroche du mur du salon le nu de Léonor Fini pour le remplacer temporairement par un paysage saguenéen de Jean-Paul Lapointe. François (4 ans) m’observe.

Pourquoi tu le changes, maman ?

Heu... par respect pour notre vieil oncle prêtre, pour ne pas le heurter dans ses convictions s’il voyait cela dans notre maison.

Difficile de justifier mon geste de censure. Je me sentais un peu hypocrite. Bon, c’était fait.

Quelque temps après, s’annonce la venue d’amis européens.

Faut-il décrocher la madame toute nue ? demande mon fils.

Heu… pas cette fois.

Par la suite je suis restée fidèle à mes valeurs et le Léonor Fini n’a plus jamais bougé.

vendredi 11 mai 2012

La toge

Notre petite-fille Ariane fut assermentée comme avocate en août 2009. L’événement n’avait rien de banal pour nous, car avec Ariane c’était la quatrième génération de gens de robe dans la famille : son arrière-grand-père, son grand-père, sa tante et marraine, enfin elle.

Pour la circonstance, sa marraine Marie lui offrit la toge qu’elle avait reçue à son assermentation en 1980 de son père Claude qui l’avait reçue lui-même en cadeau de son père Raoul en 1953 lors de son entrée au Barreau.

Cette toge patrimoniale est l’œuvre des religieuses du Saint-Sacrement de Chicoutimi. Ces petites-mains, spécialisées dans les somptueux ornements sacerdotaux, consentaient aussi à confectionner des soutanes pour le clergé et des toges pour les avocats. Elles avaient au Saguenay une réputation d’excellence.

La toge qui appartient maintenant à Ariane est demeurée malgré l’usage antérieur d’une tenue impeccable. La qualité du tissu, les détails fantaisistes de la coupe, les plis nombreux aux épaules et aux manches lui donnent un style unique que n’ont plus les toges fabriquées aujourd’hui.

Notre petite-fille est fière de porter cet héritage qui ajoute une note d’élégance à son port altier. Bonne plaideuse déjà, Ariane saura peut-être ajouter des effets de toge à ses envolées oratoires. Qui sait ?

mercredi 9 mai 2012

Mémoire

Étrange chose que la mémoire. Tantôt cruellement paresseuse, tantôt étonnamment vive. La mienne m’a surprise lors de notre voyage en Égypte en 2010.

Khaled, notre guide, rappelait que de nombreux récits bibliques se passèrent en Égypte, notamment l’histoire de Joseph vendu par ses frères à des marchands caravaniers à la solde du pharaon. « Qui était le père de Joseph », demanda-t-il ?

L’Histoire sainte de mon enfance me revint spontanément et la réponse sortit en rafale comme une leçon apprise la veille :

Jacob. Il eut treize enfants : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Joseph et Benjamin. Il eut aussi une fille nommée Dina.

Cette nomenclature spontanée de ma part ne fut pas sans créer grand étonnement chez nos compagnons de voyage. Mon amie Claire me demanda d’où je tenais cela? De l’école sans doute mais, à la réflexion, d’avantage je pense de Jéhovah et son peuple que maman nous lisait durant le carême le soir avant d’aller au lit.

Jéhovah et son peuple depuis Adam jusqu’à Jésus-Christ par le R. P. Berthe est une Histoire sainte racontée de façon captivante. J’étais insatiable de ces récits bibliques. J’avais hâte au soir pour entendre ma mère nous lire un nouveau chapitre. Elle lisait si bien et savait si bien ménager ses effets. Je me souviens que parfois elle arrêtait sa lecture dans des moments pathétiques et disait : « Nous continuerons demain. Bonne nuit, mes enfants ! »

Jéhovah et son peuple était inscrit chaque année aux habitudes familiales du carême. Des personnages et des faits se sont gravés en ma mémoire. Je pense à Abraham consentant à immoler son fils, à Noé sauvant l’humanité du déluge, à Loth et sa femme changée en statue de sel pour avoir été trop curieuse, à Moïse menant son peuple vers la terre promise, à Josué et ses trompettes retentissantes à la conquête de Jéricho…

Ils sont tous là faisant partie de ma culture lointaine et je peux aujourd’hui à mon âge avancé les nommer spontanément alors que trop souvent je ne peux dire le nom de personnes rencontrées la veille.

Étrange chose en effet que la mémoire.

mardi 8 mai 2012

Marie-Jeanne

La réputation de Marie-Jeanne dépassait les limites du village. Elle mordait dans la vie sans contrainte. Belle et séduisante, on lui connaissait de nombreux amoureux. Son sex-appeal était reconnu par tous. Bref, elle n’était pas une fille ordinaire.

Parfois, elle disparaissait de longs mois pour aller, disait-elle, travailler comme gouvernante chez des gens riches de Westmount. À voix basse cependant le voisinage parlait d’« absences obligées ».

Quand elle revenait, elle nous décrivait la vie fastueuse qu’elle avait vécue, le style seigneurial de ses patrons, le décorum l’obligeant à porter un uniforme noir avec manchettes et collet blancs, de même qu’une coiffe comme celle des infirmières. « Quand je fais les courses on met un chauffeur à ma disposition. » Du grand monde ! Une vie de rêve !

À croire qu’elle en prit goût, puisqu’à quatre reprises Marie-Jeanne eut de pareilles absences. Les commères trouvaient curieux que ses bourgeois la réclament chaque fois qu’ils adoptaient un nouveau bébé.

Je me souviens qu’un jour ma mère cloua le bec à l’une de ces cancanières en citant l’Évangile à propos de Marie-Madeleine :

« Il lui fut beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. »

samedi 5 mai 2012

Jordi Bonet

En préparation d’un voyage à Barcelone en 2012, le souvenir de Jordi Bonet m’amène à relire la biographie de ce grand artiste d’origine catalane que nous avons eu la chance de connaître il y a une cinquantaine d’années. J’y trouve dans le livre une carte de vœux pour Noël 1962 signée Jordi où il me félicite pour mon dessin de l’église Saint-Raphaël de Jonquière illustrant celle que je lui avais envoyée.

Notre amitié remonte à 1958. Claude était marguiller de la paroisse Saint-Raphaël au moment de la construction de cette église de style révolutionnaire conçue par l’architecte Évans St-Gelais. Un ami photographe lui avait appris l’existence de Jordi Bonet, jeune artiste immigrant nouvellement installé au Québec. Un artiste exceptionnel. Pour preuve, il lui montra quelques photos de ses réalisations récentes. Coup de foudre! Claude communique son enthousiasme à l’architecte qui confie à l’artiste la réalisation du chemin de croix et de deux murales en céramique à l’entrée de l’église, l’une illustrant l’archange Raphaël accompagnant Tobie, l’autre saint Georges combattant le dragon.

Nous avons eu le plaisir d’accueillir chez nous Jordi tout le temps de ces travaux. Quel homme charmant! Il savait s’émerveiller facilement. Ainsi, lorsque je lui ai désigné la chambre d’amis au couvre-lit fleuri qui serait sienne, je me souviens qu’il s’exclama : « Yvonne, je vais dormir dans un jardin magnifique! » avec l’accent catalan qui ajoutait à son charme.

Nous étions du même âge. Jeune père, il savait parler aux enfants. Yves avait quatre ans et Marie deux ans. Souvent à la table il les captivait avec ses dessins spontanés. Marie se rappelle de cette fois où il lui annonça : « Aujourd’hui, je vais te faire une sorcière… » et de son émerveillement en voyant surgir sur sa serviette de papier une sorcière à cheval sur son balai. Que n’ai-je conservé ces croquis au pesant d’or?

Autre souvenir. Un soir, il rentra à la maison alors que nous disputions une partie de scrabble. Intéressé à ce jeu nouveau pour lui, il accepta d’en jouer une partie avec nous. Si son français oral était bon, son français écrit l’était moins. Ses coups de maître annoncés, souvent des périphrases, nous faisaient rigoler. Reste qu’il aimait ce jeu au point de me confier le mandat d’en acheter un pour l’envoyer à son père à Barcelone.

À la fin de son travail à Saint-Raphaël, comme j’étais à la veille d’accoucher de Jean, il m’offrit une Maternité, œuvre magnifique sépia en camaïeu. Il offrit à Claude un pied de lampe en céramique portant le dessin d’un coq glorieux dans les tons de gris bleuté et noir. Ces deux œuvres font partie des trésors de la maison.

Nous avons revu Jordi par la suite. Quelques fois chez lui à Montréal où nous avons connu sa femme Huguette, artiste céramiste, et son fils Laurent encore tout jeune à ce moment-là. Puis au Manoir Rouville-Campbell de Saint-Hilaire où il a habité jusqu’à sa mort prématurée. Après son travail à Saint-Raphaël il revint fréquemment au Saguenay où des contrats d’envergure lui furent confiés. Je puis dire sans risque de me tromper que Jonquière fut pour lui un tremplin important. La ville de Québec peut s’enorgueillir de plusieurs œuvres de Jordi. Qu’on pense aux grandes murales qu’il y a laissées.

Pour ma part, c’est toujours avec grande émotion que je contemple la murale du Grand Théâtre, œuvre gigantesque à la démesure du talent de Jordi Bonet. Tels les grands maîtres classiques, Jordi a inscrit dans la matière un message philosophique toujours actuel qui ne laisse personne indifférent. L’artiste lance un cri désespéré aux humains que j’ose associer à Guernica, tableau d’un autre grand Catalan nommé Picasso.